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Le travail psychanalytique avec les névroses de comportement : un défi théorique et techniqueKatryn Driffield
Introduction
Il est courant de constater que la clinique ordinaire contemporaine dun psychanalyste déborde largement les strictes indications que Freud a proposé lors de lécriture de ses premiers écrits techniques dans les années 1910-14. Les patients qui consultent aujourdhui nentrent en effet pas tous dans le cadre des psychonévroses de transfert. Freud, souhaitant donner à la cure une efficacité maximale, a restreint le champ de son application. Aussi, selon ses conseils, les névroses actuelles et les névroses narcissiques ne constituaient-elles pas une indication de cure psychanalytique. Raison de plus, aujourdhui, pour les troubles ou le recours à lacte (tels les addictions ou les troubles de conduites) ont une prépondérance dans la constitution de lexpression psychopathologique. Jai préféré utiliser, pour ces situations cliniques, le terme récent issu de la réflexion de lEcole psychosomatique de Paris (Smadja et Zweig, 1996) de névroses de comportement au lieu des termes tels les troubles des conduites, qui renvoient plus à une logique du DSMIV. Il sagit des situations cliniques où le chemin de la symbolisation, de la représentation, est momentanément ou plus chroniquement entravée de sorte que les excitations ne trouvent dautre issue que le recours à lacte ou la voie de la somatisation.
Freud sétait néanmoins confronté au problème du traitement des patients non névrotiques par exemple lors de son aventure thérapeutique avec lhomme aux loups. Il ne sagit pas ici de mettre en question les résultats de cette cure. Au contraire si nous employons le terme daventure, cest parce que Freud, une fois établis les règles de la conduite de la cure et ses principes directeurs (le transfert, la résistance, linterprétation), pouvait se permettre de pratiquer ce que Winnicott (1948) aurait appelé des cures de recherche. En effet, le cas de lhomme aux rats décrit les règles de la cure dite classique. Néanmoins Freud na pas hésité une confrontation avec dautres pathologies qui ont nécessité une réflexion sur la technique. Ce que nous pouvons ici considérer comme une pratique déjà élargie suppose que la cure psychanalytique est un instrument puissant qui peut servir le traitement des pathologies diverses. Cependant, une recherche demeure encore nécessaire pour approfondir le champ de la compréhension psychique et ainsi inscrire la psychanalyse comme un outil de pensée vivant qui ne peut que se développer avec linclusion des notions qui naissent par ailleurs lors du traitement des nouvelles pathologies.
A la suite des aventures thérapeutiques de Freud, les psychanalystes des années 1920 et 1930 nont pas hésité à se confronter aux pathologies les plus diverses et aux champs sociaux présentant une proximité avec le développement mental et ses déviations, se tournant vers lexploration du champ de léducation ou de la criminologie. Ainsi les travaux dAbraham, de Ferenczi, de Klein, de Rado, de Reich, pour ne citer que quelques noms, traitent-ils du champ clinique non psychonévrotique.
La présentation daujourdhui souhaite sinscrire dans cette lignée. Mon idée est relativement simple : partir de la clinique rencontrée, considérer ses difficultés ou limites et tenter, avec la pensée psychanalytique, de trouver les notions nécessaires pour penser, puis éventuellement traiter tout en restant encrée sur le sol de léthique psychanalytique. Cest de cette façon là que je souhaite envisager les dits aménagements du cadre, que cela soit dans la façon denvisager le cadre lui-même (divan/face à face ; fréquence), dappréhender le type de transfert et son maniement, la manière de traiter la résistance ou la manière denvisager lacte psychanalytique de linterprétation.
La rencontre avec les patients souffrant des névroses de comportement et relevant dune rencontre avec un analyste est, me semble-t-il, un défi de notre pensée et de notre clinique. Je vais donc partir de ma clinique et vous proposer ensuite quelques réflexions.
Je vais me concentrer sur un phénomène dampleur croissante, la clinique de patients qui sadresse au psychanalyste sous le couvert da la souffrance engendrée par certains troubles alimentaires. Il mest paru quune certaine pauvreté théorique faisait le lit dune multiplication de « réponses » la plupart du temps dans le registre comportemental, les unes plus décevantes que les autres. Par cette exploration jessaye de définir un axe de pensée, qui a induit la nécessité de forger une notion opérante spécifique permettant éventuellement de faire évoluer la pratique. Le cas de Christine ma paru suffisamment éloquent pour illustrer cette démarche.
Première rencontre et problématique initiale.
Christine passe le seuil de mon cabinet cherchant ostensiblement à plaire, quoi quassez jolie femme. Son regard balaye circulairement les lieux avant de me scruter non sans une certaine méfiance. Le premier entretien pose son parcours de thérapies multiples qui lont toujours laissée sur sa faim après 12 ans defforts. Elle décrit une première cure avec une psychanalyste trop muette pour lui permettre quelconque élaboration, puis une tentative de thérapie avec un comportementaliste trop directif et presque vulgaire dans ses propos pour lamener à comprendre et modifier ses comportements. Bref, je comprends dans le désespoir de son énoncé que cette femme espère encore quelque chose dune rencontre thérapeutique sans savoir quoi et tout en redoutant de se tromper une fois de plus. Alors je lécoute avec une attention soutenue, avec un soin qui me laisse une impression dun effort quasi physique. De toutes les façons son débit verbal ne me laisse guère loccasion den placer une !
Christine est, dit-elle, boulimique depuis la naissance de sa seconde fille il y a 20 ans. Elle impute le fait quelle a alors appris à manger tout ce quelle voulait et en grande quantité à la grossesse pour se faire vomir ensuite, pratique quelle a conservé depuis. Cest, pointe-t-elle demblée, la rétention qui lui apporte la jouissance. Chaque angoisse se traduit chez elle par le recours alimentaire aussitôt suivi dune culpabilité exacerbée. Elle évoque aussitôt la problématique maternelle : une mère baptisée gourou à laquelle elle a voué un véritable culte et à quil faut se soumettre sous peine dêtre exclue du clan. Une mère décrite comme radine, sans cesse préoccupée par son poids et ses mouvements intestinaux. Sa constipation chronique est connue de toute la famille, préoccupation quelle a transmise en particulier à Christine, aînée de 3 filles. Les régimes ont toujours fait partie de la vie de la mère qui nétait pourtant pas grosse à proprement parler Christine dit en avoir nourri une idée dinjustice (on ne peut manger sans prendre de poids) puis a développé sa notion dinterdits alimentaires, une sorte de croyance quasi magique. « Je me remplis comme sil existait un vide » dit-elle. Je prends note mentalement quen disant cela, elle ne spécifie pas une délimitation corporelle et que cest probablement une manière de montrer sa difficulté de situer une limite entre intérieur et extérieur.
Le père, Directeur décole, apparaît comme une figure marquante qui par moment avait la préférence de Christine. Homme cultivé, comparativement à la mère, il a fait delle une bête à concours.
Cependant elle continue la description du couple parental avec une difficulté pour les différencier. Ses parents lont gavée, poursuit-elle, par des leitmotivs du type « on sait ce qui est bon pour vous, vous navez pas à ». Puis elle mexplique que la recette du bonheur selon leur loi était : avoir un mari, réussir à lécole. La mère a du renoncer à sa vocation de devenir institutrice, mais ses trois filles le sont devenues !
Je note quà ce moment elle cherche mon regard. Je fais un bruit interrogatif et elle me questionne de manière anxieuse si je pense quelle est sous linfluence de sa mère. Je lui dis que nous pourrons examiner cette hypothèse qui correspond à un type de relation, essayant par là de lui montrer que la réflexion en commun lui permet dinterroger son histoire sans senfermer dans une factualité.
Christine reste anxieuse et évoque en réponse des lieux dangoisse plus actuels. Elle se plaint denvironnements pathogènes sur le plan professionnel et familial. Elle travaille pour lEducation Nationale et narrive pas à sintégrer dans léquipe. Elle sentend mal avec son mari, et a une relation difficile avec leurs deux filles. Toutes ces difficultés renforcent le mécanisme de déclenchement de crises de boulimie suivies de vomissements.
Faisant en quelque sorte le bilan de sa vie actuelle, Christine évoque une peur dabandon et un sentiment de rejet. Elle se vit comme une handicapée de lamour, ne connaissant pas le plaisir sexuel et souffrant davoir à simuler depuis toujours. Elle se satisfait, dit-elle, de sentir le désir de son partenaire. Déçue du mariage, elle multiplie pourtant les amants, trouvés sur Internet. Elle sétonne de ne pouvoir construire un vrai lien. Inscrite en Fac de Sciences de lEducation, elle sapprête à soutenir une thèse, quelle ressent comme « un cri, de lordre dappel à la reconnaissance ».
Elle évoque encore de multiples maux physiques quelle sent comme autant de somatisations - des mycoses vaginales fréquentes, une sensation dêtre prise à la gorge par une main, le ventre qui gonfle, la constipation - et dit rejeter un corps qui nest pas le sien. Elle nourrit une véritable aversion pour ses seins quelle lie à lachat de son premier soutien-gorge par sa mère quand elle avait 12 ans, ce quelle a vécu comme une atteinte à sa pudeur Pourtant, elle me jettera à la face dès ce premier entretien une phrase que je sens comme très dense et chargée, mais qui à ce moment particulier mavait mise dans une difficulté associative : « Je pourrais tout aussi bien être une prostituée. Ca ne me gêne pas dêtre dans lexhibition et demmerder tout le monde », façon pour elle de dire quelle existe.
Lorsquelle me demande quelle image elle me renvoie delle et si je pourrais laider, jobserve en mon for intérieur quelle cherche à me situer en position dévaluateur. En effet, progressivement je sentais déjà en moi une sorte de pression qui réduisait ma marge de liberté de penser, ma faculté dassocier à partir du récit de la patiente. Marquant une courte pause, comme pour respirer et lui montrer en même temps sa difficulté de prendre son souffle, je lui fais remarquer que je sentais quà son insu, elle me demandait là de rejouer le rôle de ses parents alors même quelle en souffre. Puis je relève et fais le lien avec lexpression de son sentiment de gavage par ses mêmes parents qui la conduit à se sentir vide malgré tous ses efforts pour se remplir : des études à la multiplication des conquêtes sexuelles; des crises boulimiques à la succession des thérapies, qui ne semblent lavoir amenée quà un sentiment dun plus grand vide interne. Pointant la nécessité pour elle daller à la rencontre de ce monde interne quelle méconnaît, je lui propose, après quelques séances en face à face, dentamer une cure psychanalytique. Jai en effet pensé que Christine avait besoin dun espace interne qui devait échapper au contrôle tyrannique de son regard. Par ailleurs, je notais quelle avait besoin dun certain type dinterventions qui la mettraient davantage en contact avec ses éprouvés corporels ; interventions qui visent la prise de conscience de dysfonctionnements relationnels et qui traduisent ce que nous avons observé dans le récit de Christine comme manque de différenciation des limites. Ces interventions précèdent la création dun espace où une interprétation dans un sens plus classique, pourrait opérer. Un silence trop prolongé, comme lors de sa première cure, pourrait provoquer des angoisses probablement liées à une problématique archaïque et difficilement supportables.Les grandes lignes de lhistoire de Christine
Lhistoire de Christine na pas été facile à reconstruire durant les premières années de la cure. La reconstruction sest faite autour dune lente élaboration de moments où des difficultés dans le hinc et nunc du mouvement transférentiel pouvaient être liées à des hypothèses concernant des écueils dans le développement de la névrose infantile. Nous avons découvert au fur et à mesure des hypothèses interprétatives que je proposais quil ny avait pas eu de traumatisme spécifique de lordre dun événement précis mais plutôt une ambiance relationnelle trouble qui pouvait correspondre au malaise qui se répétait dans le transfert par des attitudes ou des comportements : tel mouvement dhumeur, tel refus violent dune intervention, des propos orduriers ou scatologiques. Cette reconstruction lente et pénible marque avant tout les affres dune relation précoce délétère pour Christine, traduisant lenfermement psychique massif avec lequel je dus faire pendant longtemps avant de me sentir moi-même respirer, un peu plus à laise. Je retiens des nombreuses séances et de ses multiples récits, la récurrence de remémorations et déléments déterminants pour comprendre la formation de ses troubles dans un vécu traumatique précoce. Sa mère dépressive la tenait sous sa contrainte et lutilisait à des fins de survie personnelle. Christine était en effet sa petite poupée quelle coiffait en tirant fort sur ses cheveux ; quelle mit au pot précocement, dans la violence dune exigence maternelle énigmatique et non justifiée du côté de lenfant, attendant la production de selles. Ce vécu traumatique précoce est composé de microtraumatismes en série résultant en un éprouvé dêtre la « chose de sa mère ». Plus tard cest sa mère qui orienta sa carrière, retint ses premiers salaires puis décida plus ou moins du choix de son mari. Des remémorations itératives nous ont mises sur des traces de la relation orale. En effet le mot « gaver, être gavée » ma amené de proposer à Christine lidée que la relation orale sest déroulée dune façon qui correspondait à une relation mère/poupée (objet) et non mère/enfant (sujet), un gavage plus quun nourrissage, une incorporation forcée. Cette première relation est devenue une matrice formant par la suite son univers relationnel. Ici je me permets de proposer denvisager la qualité de cette première relation orale avec la notion de gavage psychique, une incorporation forcée du vide psychique de la mère lors des soins et des gestes ordinaires de nourrissage. Jy reviendrai.
A côté de cela on note un père silencieux, complice de la violence de la mère, qui a également chosifié Christine à limage de son exigence personnelle : il en a fait un singe savant parfaitement gavant. Un père séducteur malgré lui qui frottait les fesses de sa fille jusquà lâge de 12 ans, laissant celle-ci dans le souvenir excitant dune complicité malgré tout malsaine Un père pour qui elle accepte davaler et enfiler des maths
Complices dans la violence et complices dans le déni, les deux parents se sentant dévoués à la bonne éducation sans être conscients du « dressage » de leur fille.
Il nous paraît important de souligner ici laspect inconscient de la relation pour ne pas tomber dans la caricature des parents sciemment maltraitants, raison de plus dune autre caricature, qui a fait beaucoup de tort à la psychanalyse, les « mauvais parents ». La maltraitance peut exister mais elle nest ni nécessaire ni suffisante pour expliquer la naissance des troubles alimentaires.
Ce à quoi nous prêtons attention est la formation des phantasmes inconscients à partir des relations précoces à effet traumatique. Les imagos parentales ainsi constituées rendent compte du vécu dune mère gavante, intrusive, tyrannique, et dun père (dont Christine évoquera à maintes reprises quil navait quune couille ce quelle mettra en doute plus tard) soumis à la tyrannie de sa femme mais intellectuellement séducteur de sa fille. Le message quelle a retenu deux est : « quoi que tu fasses, tu te mettras toujours dans la merde ».
Limpression générale que me laisse Christine est celle dun étouffement massif dans un registre de dépendance, une tonalité daffects très dépressifs ; des identifications dangoisse non qualifiées, des défenses archaïques de type limite, inscrivant Christine pour le moins dans ce quErickson (1968) appelle une identité diffuse, jusquau faux-self (Winnicott, 1960), une organisation état-limite.
Jai été très vite frappée par un mode de pensée concret, à la fois dans le bourrage et dans une certaine forme de vacuité, de fuite idéative, me donnant un sentiment de non appartenance à soi-même, détouffement, de blocage de la pensée et par un mode singulier de symbolisation pris dans la nécessité dun contrôle perceptif lequel apparaît néanmoins le plus souvent défaillant car dépendant dun émotionnel et dun affectif surdéterminés. En effet, Christine rend régulièrement compte dagirs compulsifs de répétition ou au contraire marqués par la nécessité dun contre-investissement ou dun surinvestissement. Des pans de son discours laissaient entendre quil existait des « enclaves » de pensée concrète, peu accessibles à une associativité, comme si certains mots étaient réduits à la seule représentation de chose, ce que Hanna Segal (1957) a décrit comme équation symbolique.
Le registre passif prévaut largement sur la capacité à se réaliser, Christine exprimant une difficulté à se sentir exister par et pour elle-même. Elle se retrouve en effet confinée, réduite dans sa liberté, presque tenue à : tenue a manger, tenue à obéir, tenue à être au service des autres, tenue à faire exister quelquun. En parallèle, elle exprime clairement un vécu denfermement psychique, comme si elle se sentait prise dans un piège, envahie, étouffée, étranglée, engluée avec le sentiment de ne pouvoir sen extraire au risque de se sentir annihilée.
Son vécu corporel, dramatique à lorigine, reste suspendu dans le flou des limites: corps indifférencié dont elle dira à plusieurs reprises quil est celui de sa mère, inscrit dans un vécu de vide. Un corps à la fois pesant, gênant, sans contenant ni contenu stable. Ces éprouvés corporels semblent linscrire plutôt comme une surface de projection (lieu de toutes ses somatisations) et un lieu dincorporation, devenu avec le remplissage boulimique, voire grâce à lui, un équivalent de sac incapable de la protéger de lextérieur. Limage non unifiée de ce corps devenait une sorte de matrice poreuse où Christine tente en vain de trouver une sorte de refuge interne, pour revenir fréquemment à lidée très régressive que seul un retour à létat de fusion originaire pourrait y faire. Doù une très grande difficulté à faire avec comme faire sans sa mère. Christine évoque lors dune séance « une détestation de ce quelle est physiquement : « une merde physique », révélant du même coup une analité que lon retrouve fréquemment dans ses rêves (rêves de WC, de pénétration anale) voire dans la réalité : dans le plaisir exprimé de la rétention, dans lévocation de fréquentes hémorroïdes, dans son rapport à largent, etc.
Labsence despace transitionnel et denveloppe psychique conduisent Christine à une forme addictive et adhésive de relation à autrui. Les troubles de la symbolisation, ses troubles affectifs et émotionnels particuliers; ses types dangoisse dengloutissement, dintrusion (en particulier anales), denvahissement, de mort par implosion reflètent lexpression dun moi très vacillant, dune problématique narcissique marquée par linstabilité et lidéalisation. En témoignent les scènes multiples dhyper-séduction auprès dhommes cadres supérieurs supposés brillants et séduisants à ses yeux.
Le registre de la dépendance archaïque dans lequel sinscrit Christine auprès dun homme dont elle attend quil divorce pour elle depuis 7 ans sans même savoir si elle laime mais sans pouvoir imaginer vivre sans lui, rend compte des expériences de fusion primaire et témoigne dune indistinction sujet-objet qui brouille les limites du moi, fonctionnant en déni-clivage et barrant laccès à une pensée suffisamment élaborative. Christine nous renvoie dans quelque chose de lordre de la tête pleine et du corps vide, dans un clivage psychè/soma majeur.
Tous ces éléments mont donc amenée à faire le lien entre son dysfonctionnement par rapport à loralité sur le versant dune boulimie propre à combattre le vide et la notion de gavage psychique que je propose dintroduire comme expression dun mode organisateur fantasmatique particulier selon lexpression de Green (2000). Ces idées développent lapproche clinique que Winnicott introduisait dès 1936 en étudiant les troubles de lappétit des jeunes enfants au moyen du jeu de la spatule.
Christine semble comme à laffût permanent dun sentiment de continuité dêtre, luttant contre des affects qui la poussent vers sa propre destructivité. Je retiens enfin ses allusions constantes au sentiment de gavage, corollaires dun vécu dabandon et de vide ne permettant donc ni laccès au signal de faim (vécu de manque non éprouvé) ni à celui de satiété (correspondant au vécu de plénitude).
Jévoquerai enfin le registre de lidentité sexuelle quelle renvoie, registre passif et ambivalent si lon sen réfère aux éléments déjà énoncés marquant lincertitude, la soumission, la simulation.Les effets de levier du concept de gavage psychique dans la cure.
Ses recours systématiques à la rationalisation et à lintellectualisation lui donnaient lillusion dêtre, dexister à travers des prises de paroles savantes, sans comprendre en quoi cela pouvait être précisément ce pour quoi elle pouvait se faire rejeter. Linsuffisance des assises narcissiques lobligeait en quelque sorte à sur-jouer lintellectuelle (comme elle sur-joue dailleurs la poupée sexuelle) supposée la positionner comme sujet digne dintérêt là où elle manquait à voir leffet de gavage induit, une sensation de vacuité in fine, comme je pouvais moi-même le ressentir au fil des séances. Je me souviens des interminables monologues des premiers temps qui ne laissaient aucune place à la suspension du temps nécessaire à la maturation, à la respiration nécessaire au déploiement psychique. Des séances, je ressortais souvent épuisée, lestomac noué avec parfois des nausées et des maux de tête.
Christine était visiblement prise dans le jeu dune séduction traduisant tout autant une quête de sens pour elle-même, du sentiment de sa valeur hors champ des études, quun besoin de comprendre et surtout de ressentir le rapport à lautre, celui du lien hors champ du sexuel. Ses mouvements étaient régis par une nécessité de contrôle et demprise qui, pris en défaut, la renvoyaient à un vide abyssal. Aucun homme, potentiellement et même sil ne lintéressait pas plus que cela, ne devait lui échapper. Absenter une possible intervention orale lors dun débat lui semblait chose impossible tant la réalité même de son existence propre hors démonstration semblait lui faire défaut.
Je remarquai que dans le même mouvement il lui était difficile de ne pas obtenir de moi des explications ou des conseils quand elle les sollicitait. Je misais ainsi sur la restauration dune alimentation nourricière et toujours bienveillante pour compenser progressivement leffet de gavage psychique et contribuer à la mise en place dune voie daccès à son inconscient par la découverte de son psychisme ; puis à son corps dans lidée de faire émerger aussi son identité de femme. Autrement dit, je combattais les violents mouvements projectifs par lesquels Christine me plaçait régulièrement en mère tyrannique et persécutrice (son imago maternelle de mère gaveuse) par une attitude résolument stable afin quelle puisse éprouver, enfin, la qualité dune mère, mais aussi dune femme ni gourou ni pute (Christine évoquera bien plus tard comment le mariage de sa mère est à ses yeux une forme de prostitution) mais au contraire une femme capable de recevoir des angoisses et de les lui traduire.
Ce très long travail faisant, dont je suis obligée de passer les détails, Christine se mit à intérioriser plus tranquillement, à assimiler, à transformer le matériel apporté et détoxifié lors des séances, jusquà reconnaître petit à petit lexistence dun monde interne lui appartenant. La boulimie, en sa forme chronique a fini par céder. Elle se mit aussi à accepter lidée que je puisse être suffisamment bonne et désintéressée pour lui faire admettre le caractère possible dun lien, construit certes dans une certaine violence mais qui sest trouvée élaborée en une possibilité dentrevoir la différence non plus comme une menace comme un enrichissement possible et non nuisible pour elle. Tant sa construction que la possibilité de séparation devenaient possibles.
De fait parvient-elle, depuis quelques mois seulement, à faire la différence entre la réalité externe et sa réalité intérieure. Ce nest que depuis peu que Christine rend compte dune capacité nouvellement acquise dintégration de cette subjectivité en réveil à faire à lintérieur delle-même, réalisant du même coup les nécessaires ajustements à faire que la nécessité dajustement aux autres et à la réalité. Elle réalise du même coup, mais autrement désormais, limmensité dune dépendance qui la maintient malgré elle encore dans une certaine aliénation et barrant laccès à son propre corps. Actuellement, son identité de femme et ses questionnements tournent autour de préoccupations corporelles. En tant que femme, quelle juge intelligente et jolie, je deviens une nouvelle figure identificatoire dont elle prend conscience mais quelle reconnaît comme utile et bonne pour elle. La violence des 4 premières années a enfin cédé à un climat de confiance, confiance au sein de laquelle, mieux armée sans doute, elle accepte de faire face à ses angoisses les plus archaïques, celles entre autres tournant autour de la séparation. Christine dit ressentir désormais linutilité dattendre lamour dune mère elle-même vide et souffrante et dont elle a été la surface de projection : « Je ne veux plus régler de compte avec ma mère jai donc résolu ici mon équation à plusieurs inconnues » me disait-elle en avril dernier « même si je me sens encore accrochée à vous comme la moule à son rocher ».
Cinq années danalyse plus tard tel est le regard que nous pouvons porter sur Christine et la découverte de son monde interne, un inconscient abyssal et inquiétant dont elle ignorait en effet presque tout, faute même den connaître jusquà lexistence.Le gavage psychique de Christine : spécificités.
Ce récit de vie sous-tendu par un discours particulier, mettant en évidence divers contours de sa réalité psychique ma amené à lidée que la notion de gavage psychique trouvait son utilité. Un précédent travail (Malvaës-Driffield, 2010) a permis denvisager une approche théorique nouvelle qui trouve ses fondements sur les avancées de Hilde Bruch (1964, 1975). Le fait de sortir sa définition, somme toute comportementale, du gavage pour lélargir à un geste et à une notion au contenu psychique permet, à mon sens, au thérapeute de sortir de ses impasses. La notion du gavage psychique illustre un noyau fantasmatique existant derrière certains comportements conduisant aux troubles des conduites alimentaires. Ceux-ci sont à considérer à la fois comme une pathologie des carences dans lapport qualitatif des soins maternels, dans le rapport au père en ce quil incarne un manque évident de « tiercéité », en matière de défaillance dans la construction du Moi et pathologie des excès du côté des excitations à la fois internes et externes non psychisées (Brusset, 1991 ; Corcos, 2000, 2005), qui ont débordé le sujet dès lorigine, le privant peu ou prou des capacités délaboration nécessaires au dépassement du traumatisme consécutif au gavage psychique. Les registres somatique et psychique demeurent indissociables dans cette pathologie, le corps étant convoqué en lieu et place de la psyché. Ceux-ci seront considérés psychanalytiquement dans le cadre dune prise en charge spécifique, telle que nous lavons envisagé lors de lanalyse du cas de Christine.
La spécificité de la notion du gavage psychique réside dans le fait quelle illustre ce en quoi le patient se remplit pour satisfaire à la survie de sa mère dans une organisation fantasmatique où lon nexiste soi-même quen se faisant remplir, de sorte que se tisse un destin mortifère dengraissement destiné à satisfaire une exigence paradoxale de double survie, un couple fusionnel (Haineault, 2006). Le récit de Christine montre, en son état davancement notamment à la fin de notre présentation, lintérêt évident de la prise de conscience de ce processus au sein duquel le sujet disparaît au profit dun corps maltraité et souffrant qui en présentifie le sens caché ; enjeu même du travail thérapeutique.
Comment lidée de la notion du gavage psychique a-t-elle pu naître ? De manière répétée notre écoute des discours lors des cures denfants a repéré des phrases de type « ça me gave » (Malvaës-Driffield 2005). Cette expression a pris un sens formulé comme un bourrage où le geste (nourrissant) était coupé, dépossédé du monde affectif approprié et avec la marque dun inconfort subi. Même le sentiment de désagrément perdait de sa valeur dans la mesure où il navait plus sa force défensive pouvant conduire, par exemple, à un arrêt de lacte subi. Le monde de la représentation, de la figurabilité se trouvait du coup réduit à sa plus simple expression : évoquer une image figée sans possibilité de ramification associative dynamique.
Le fait de capter cette dynamique évoque à son tour le moment dorganisation psychique sexprimant par limmobilisation psychique du patient mais ressenti par le thérapeute (entrave à toute liberté physique et psychique) notamment dans le registre de lassociativité générative. Le patient en revanche à ces moments-là semble dans un marécage affectif, non quil ne ressente rien, mais les affects ne sont pas différenciés, pas qualifiés ; ils sont dans le registre du nauséeux, du bourrage ou de ce sentiment étrange de puits sans fond qui fait quon puisse se remplir sans fin ou encore dans la nécessité de vomir etc... Ce sentiment est communiqué par le patient au thérapeute lors de la cure. Dans un premier temps le thérapeute éprouve des sentiments de désagrément comme la paralysie de la pensée. Dans un deuxième temps il peut se rendre compte de ce phénomène induit par un type de transfert que lécole de Mélanie Klein a décrit comme identification projective (Rosenfeld, 1971). Spontanément le thérapeute adopte alors une attitude qui vise à libérer son esprit en imaginant ou mieux en se mettant dans une atmosphère associative de séchapper à limpasse du désagrément demprise de son esprit par limmobilisation en se permettant des échappées interprétatives simples interpellations répétitives (p. ex, avec le vocable « justement ») ou antithétiques (avec des phrases comme : « et pourtant vous existez ») qui déstabilisent le patient là où il ne connaît que la répétition impuissante. Le travail dintervention interprétative ici est préparatoire dans le sens où il permet de créer une capacité de ne pas se sentir seul, de recevoir (être nourri de sens) et en même temps recevoir à titre personnel, autrement dit de procéder à léquivalent de la naissance du sujet, concomitante de la naissance même de la pensée. Le patient arrive à penser désormais avec quelquun sur des sujets qui jusqualors étaient noyés dans une banalisation ou une rationalisation à outrance qui rendait la pensée stérile et la parole inutile car non crédible.
La réaction vive du patient à ces mouvements interprétatifs (surprise, suivie dune libération momentanée de lassociativité, souvent avec une première phrase de confirmation du genre « ce que vous dites me touche », ou « oui, cest bien ça ») libère le thérapeute de sa propre impuissance dans la mesure où sa parole opère et du même coup la pensée y correspondant nest plus sous lemprise dun organisateur psychique qui englobait le couple thérapeutique. Reste à définir cet organisateur psychique sous forme dorganisation fantasmatique archaïque équivalent à des pré-pensées de la toute petite enfance, avant la parole organisant laffect qualifié par une pensée ayant différenciée moi/autre, avant/après, dedans/dehors etc.. Reste encore, ce qui ne sera pas examiné in extenso dans cette présentation, la façon de communiquer la représentation du gavage psychique pour la rendre digeste par la capacité intégrative du patient.
Lidée de gavage psychique ne peut naître que dans la tête du thérapeute, jamais dans celle du patient. Cette idée lui échappe comme lui échappe celle dune mère qui dordinaire essaie de qualifier le mal indistinct de lenfant au moment de son agitation ou de son appel par le cri et lui disant « tu as faim » ou « tu as mal » ou « tu tes sali mon bébé » en essayant dapaiser la tension avec le geste approprié, correspondant à ce quelle imagine comme source du désagrément. La tâche interprétative est de communiquer la possibilité de représenter ce qui na pas été au moment de la genèse de la pensée du sujet. La situation prototypique du gavage psychique est en opposition quasi antithétique avec la première expérience de satisfaction décrite dans « lEsquisse dune psychologie scientifique » de Freud (2006). Il ma semblé que le gavage psychique rend plus précisément compte dun acte subi par lenfant à laube même de sa vie, le nourrissage par une mère se défendant de vécus dépressifs, se clivant de la capacité délaboration de ses affects, portée donc non à nourrir mais à gaver son enfant pour se sentir exister. La mère ici vit à son insu dans une situation traumatique pour elle où linterpellation par lenfant la déborde. Les situations banales décrites plus haut de besoins ordinaires du temps du holding, la mettent dans une situation intenable de responsabilité difficile à assumer. En effet, pour assumer lenfant, raison de plus y répondre de manière appropriée, et se sentir dans la verticalité de la différence des générations, il aurait fallu quelle ait recours à un endroit psychique denfant tranquille et tenu par une mère tranquille, soutenu par un tiers (père apaisant, grand-mère etc..). Or la mère qui deviendra gavante ressent à ce moment un vide quil lui faut inconsciemment combattre à tout prix. Son geste de gaver évacue dans lenfant son malaise, le remplit de nourriture qui ne peut être qualifiée ni dapaisante au sens premier dapaiser la faim et encore moins dans un sens de deuxième degré, prémisse dune fonction symbolisante, où la nourriture deviendrait lieu déchange bon, chaud /froid, assez/pas assez etc..
Le gavage psychique est ainsi avant tout une évacuation par la mère de ce quelle ne peut penser et ce quelle na pas élaboré. Ce développement libère la notion de gavage de son aspect quantitatif et comportemental. Dans le même mouvement le thérapeute nest plus dans la nécessité de rechercher un moment précis de traumatisme spécifique et peut libérer sa pensée vers des situations de microtraumatismes répétés, une ambiance relationnelle qui finit par constituer un organisateur psychique tout comme les fantasmes originaires.
Dans sa fonction interprétative le thérapeute se libérant lui-même de lemprise projective de cette situation originaire permet au patient de se sentir en possession de lui-même, à lendroit où le gavage psychique en tant quorganisateur psychique avait créé la situation aliénante de dépossession de soi. Le soi du futur déviant alimentaire, existe en effet dans un magma mère évacuant/enfant gavé. Cest comme si le psychisme de lenfant restait collé à celui de sa mère au moment même où, dun point de vue de développement, il sen sépare (Ciccone et Lhôpital, 2001 ; Gougoulis, 2008).Conclusion
Le cas de Christine fait partie dune cohorte de patients que je suis depuis plusieurs années maintenant. Il illustre dans mon sens la nécessité que jai soulignée dans lintroduction de comprendre, au moyen doutils spécifiques, une pathologie aux contours flous. Il me semble toutefois que chacun doit gagner à un effort de compréhension et dintégration des dimensions psychologiques du patient ; effort qui ne peut se limiter à la simple idée quil puisse sagir de parler pour se soulager ou stimuler lestime de soi voire recevoir une éducation alimentaire, comme le montre la complexité (par ailleurs fort courante) du cas de Christine présenté ici.
Ainsi lidée dune incorporation originaire forcée, sous la forme de ce que je désigne comme un « gavage psychique », peut-elle rendre éventuellement compte de certaines formes de troubles alimentaires. Ce terme qui décrit une particularité de la relation précoce orale, prolonge dans mon sens et spécifie les idées que Jan Abram met en évidence de luvre de Winnicott sur limportance de lenvironnement dans la genèse des troubles ultérieurs.
Je vous remercie de votre attention et espère que la discussion nous permettra daller plus loin dans nos recherches respectives.Bibliographie
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