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Une trajectoire intergenerationelle - Alain de Mijolla

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Interviewé par Katryn Driffield1et Nicolas Gougoulis2

S’il paraît superflu de présenter au public de « Psychanalyse et Psychose » Alain de Mijolla, clinicien, théoricien, historien, et surtout ici psychanalyste, rappelons brièvement son œuvre d’historien de la psychanalyse, deux fois récompensée par le prix Sigourney, ainsi que son travail de clinicien, ponctué de publications qui sont autant d’éclairages de la clinique psychanalytique. Il a introduit deux notions opérantes, le fantasme d’identification inconsciente et la transmission intergénérationnelle, qu’il différencie nettement du transgénérationnel. Il insiste d’ailleurs sur l’idée que la théorie psychanalytique gagnerait à parler de notions et non de concepts, qui donnent un aspect plus doctrinal et par conséquent plus figé à la théorisation analytique. Alain de Mijolla a également effectué un important travail d’organisateur de lieux de réflexion, particulièrement fécond pour le développement et la transmission de la pensée psychanalytique. Longtemps responsable du séminaire de perfectionnement de la SPP, puis organisateur des rencontres psychanalytiques d’Aix en Provence et de celles de l’AIHP (Association Internationale de l’Histoire de la Psychanalyse), il a été aussi responsable de collections de livres et revues psychanalytiques à la fois prestigieuses et précieuses.

Naissance d’une notion dans le travail analytique

KD : J’aimerais savoir à quel moment vous avez senti qu’il vous manquait quelque chose, dans l’extension des travaux de Freud sur l’identification, quelque chose de plus opérant par rapport à votre clinique ?
AM : Ce ne s’est pas du tout passé comme ça ! En fait, Conrad Stein, mon analyste, m’avait demandé de participer à un numéro de sa revue « Études Freudiennes ». Il comptait faire une série d’études de personnages et m’a alors demandé : « Et toi ? Que veux-tu faire ? ». J’ai répondu immédiatement : « Rimbaud » ! C’est cette recherche qui m’a amené à découvrir que son père était beaucoup plus présent qu’on ne le pensait. À l’époque, les Rimbaldiens ne s’en préoccupaient pas, ils allaient jusqu’à dire : « Le père, 3 minutes de présence et il est parti ». Personne n’imaginait l’importance du père. J’en suis ainsi arrivé ainsi à revoir dans la vie de Rimbaud des éléments répétant de façon, parfois extrême, l’existence de son père, alors même qu’il ne l’avait jamais revu. Cette découverte d’images du passé, vagues fantasmes d’enfants, m’a conduit à aller chercher un peu plus loin dans son oeuvre. Voilà donc, le début du cheminement qui m’a conduit à ses fantasmes, ses identifications. Le travail sur l’identification a suivi après.
KD : Et pourquoi Rimbaud au fond ?
AM : Parce que moi, je pensais/ « j’ai un lien avec Rimbaud ». C’était comme ça que je voulais travailler l’idée de Conrad Stein.
KD : Mais en quoi cette réflexion vous a-t-elle permis de reprendre la notion d’identification telle qu’elle apparaît chez Freud ?
AM : Mon travail a commencé par des chemins qui faisaient des liens entre les histoires de Rimbaud et de Freud. D'où un travail sur Freud et son grand père, mort quelques jours avant sa propre naissance. Le parallèle avec Rimbaud étant que son père était comme mort dans la mesure où il avait disparu très vite de sa vie. Ces points de rapprochement m’ont tout de suite intrigué. Mon travail sur Freud m’a permis de mieux préciser ce que je cherchais. D’avoir perçu qu’un élément tiers est toujours à l’œuvre dans les transmissions, c’est cela, ma grande trouvaille. Pour moi les transmissions, qu’elles soient intergénérationnelles ou intra-générationnelles, se font toujours par l’intermédiaire d’un tiers, un tiers qui est exclu, qui n’est pas vu, mais qui est important. Si l’on ne cherche pas ce tiers, on est dans l’erreur. Entre Freud et le grand père, il y avait toutefois son père qui intervenait dans le mélange identificatoire de Freud.3
NG : Le mot « transgénérationnel » vient d’une pensée systémique, vous amenez la notion psychanalytique de transmission intergénérationnelle insistant sur la question du tiers. Pouvez-vous nous préciser votre insistance sur les différences.
AM : Oui ! le « trans- » désigne un passage un peu magique à travers l’espace d’un moment à un autre, ce qui ne reflète pas véritablement la réalité d’une vie : un enchaînement de circonstances et de personnes qui amènent à cette transmission. D'où mon refus du travail sur le trans-générationnel de Nicolas Abraham et Maria Torok4, qui a laissé une forte empreinte. Nous étions très amis mais ce désaccord sur cette question a définitivement mis à mal notre relation. Je n’étais pas d’accord sur la manière dont ils concevaient la relation d’inconscient à inconscient, qui relevait, me semble-t-il de la pensée magique. Un monde purement irréel, purement fantasmatique. Tout d’un coup, il n’y avait plus de tiers.
Je vais illustrer notre point de désaccord. Un jour lors d’une conférence à l’Institut, Nicolas Abraham présentait l’histoire d’un jeune garçon qui disait ne rien connaître de ses grands-parents se contentant de repérer un arrière-grand-père aux contours flous. Et Nicolas d’en conclure : « Eh bien voilà, c’était de la transmission directe d’inconscient à inconscient, c’est un bel exemple ». Sauf que moi j’ai repéré dans le récit clinique la présence, passée inaperçue, d’une bonne, l’élément important omis. D’une manière ou d’une autre, elle a été le témoin et/ou l’agent d’une transmission. Or, la bonne recélait des informations qu’on lui confiait ou qu’elle glanait en laissant trainer une oreille, informations mises à disposition de l’enfant. La présence de ce personnage limitait selon moi la portée de la théorie d’Abraham. J’étais assis ce jour là à côté de Piera Aulagnier et nous étions tous deux attentifs à la présence scotomisée de cette bonne.
KD : Si je vous suis, là où on pourrait voir une sorte de fatalité héritée, on découvre quelque chose de beaucoup plus construit, tiercéisé par une présence. D’où son incidence et son importance par la suite dans la pratique de la cure. Pour le sujet, il ne s’agit plus de quelque chose qui lui tombe dessus et sur lequel il ne peut agir, mais au contraire, d’un élément qui lui permet de reprendre la main sur son histoire…
AM : Bien sûr ! Le rapport de l’enfant avec la bonne, mais aussi des parents, devient un élément à travailler. Par exemple : qui sont les patrons de la bonne ? Ouvrir cette porte sur un tiers dévoile toute une série de faits et permet des associations d’idées qui importent. C’est ça le travail analytique. Je suis très freudien en tant qu’analyste. Je pense que Freud n’aurait jamais pensé que les choses arrivent sans lien. Dans toute sa théorie il a toujours cherché à faire des liens. Et dans l’histoire clinique que je suis en train de vous raconter le lien était incarné par la bonne. Cent mille personnes peuvent avoir pressenti cette question, mais il y avait pour moi nécessité de la fixer. C’est ce qui m’a amené in fine à récuser le « trans », devenu comme une transmission de pensée. Vous avez deux inconscients qui communiquent. Mais de quelle manière ? Par magie ? C’est imbécile ! Alors que le travail dans le champ de l’identification permet d’aller plus loin, de savoir. C’est cela que je veux dire.
NG : J’aimerais que vous alliez plus loin sur deux points, d’une part la question de la « pratique freudienne », d’autre part sur ce qui vous faire dire « imbécile » : en scotomisant la présence de la bonne, vous pointez une complicité de déni faisant fi de ce qui est toujours plus complexe.
AM : Oui et dès lors cette pensée n’est plus psychanalytique ! Dans mon livre « Préhistoires de famille » je reviens sur mon exemple clinique pour expliquer que la transmission intergénérationnelle est permanente, expliquant des phénomènes de répétition, voire des attitudes de clone. La petite bonne qui s’est occupée du garçon, ainsi que son entourage, étaient des transmetteurs. J’ai beaucoup insisté sur les tiers transmetteurs, sans être le seul bien sûr!
NG : Si je parlais de complicité de déni, c’est comme s’il y avait une force dans la première scotomisation, dans la mise au secret. Ce qui fait que certains penseurs, pouvaient devenir complices et nier le tiers.
AM : Bien sûr ! Pour moi, c’est tout ce côté parapsychologique qui n’allait plus. Il y a certainement d’autres façons d’explorer les choses…
NG : En soulignant la notion de tiers, vous ouvrez le champ d’une interprétation qui vous attire beaucoup de violence. D’où probablement la rupture avec vos amis autour de cette notion de transgénérationnel qui pour vous fige et réifie la pensée analytique.
AM : Bien sûr ! Ce qui me plaît chez Freud, c’est qu’on retrouve dans son œuvre et dans sa manière la notion du conflit, la question du mouvement. Freud prend une idée la met de côté, puis y revient. C’est ce mouvement qui fait que rien n’est simpliste chez lui. Tout se réfère au complexe d’Œdipe et à la triangulation qui sous-tendent ses développements théoriques. Il ne faut pas l’oublier, c’est vraiment pour lui la grande découverte, cette relation à trois ! Et moi je pense que c’est comme ça que j’ai interprété les identifications avec un personnage du passé, avec le tiers !
KD : Si cette notion freudienne, déjà opérante pour vous, a rencontré une butée, y a-t-il eu des moments où vous avez rencontré des difficultés dans votre clinique, vous obligeant à aller plus loin pour construire votre notion ?
« Un incident dans ma pratique »
AM : Oh, c’était dans une époque fort lointaine, l’époque des « Visiteurs du Moi » puis de « Préhistoires de famille », où j’ai réuni des articles plus techniques, et plus théoriques, reprenant la notion de fantasme d’identification inconsciente qu’il fallait encore faire vivre. Je n’ai connu qu’une seule histoire comme celle présentée par Abraham et qui s’est très mal terminée…, à cause de moi ! Je me rappelle cette patiente qui avait pendant très longtemps insisté sur le fait qu’elle ne connaissait pas son père. Elle était née en 1943. Son père, disait-elle, était mort. Au bout d’un moment, je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire : « Mais, vous ne pensez pas que votre père était un allemand ? » Personne ne savait ça, et j’ai été trop brutal, un tiers trop brutal. Elle a dit : « J’arrête », et elle m’a quitté sur ces paroles. Cela m’a beaucoup marqué et j’ai pensé qu’il fallait vraiment faire très attention avec les reconnaissances d’identités, les questions des origines, ne pas bousculer quelque chose qui était là et certainement pas par hasard. Ce qu’il aurait fallu, c’est que j’en arrive à la faire parler davantage de cela ; mais elle se dérobait. Je ne pouvais emprunter n’importe quelle voie pour lui faire découvrir ce qui se passait.
NG : Votre mésaventure nous rappelle deux incidents de la pratique Freud : l’un avec Marie Bonaparte, l’autre avec Maryse Choisy, où il est aussi abrupt, si je puis dire, que vous ! Freud comprend très vite, devine presque et lance sous forme d’interprétation ce qu’il a deviné. Cependant Marie Bonaparte, s’en saisit et va enquêter comme un détective jusqu’à devenir psychanalyste ; Maryse Choisy, elle, prend la fuite, mais deviendra plus tard amie de la psychanalyse, même si elle ne pourra jamais s’approcher de Freud. Alors, comment l’idée du père allemand s’est-elle imposée à vous avant même que vous ne puissiez proposer un travail associatif à cette femme ?
AM : Je l’ai saisi dans l’après-coup par un travail sur Jacob Freud. J’ai perçu qu’il était l’agent d’une transmission à son fils de quelque chose venant d’une génération précédente. En effet Sigmund réalise que son père Jacob n’a pas pu combler les aspirations de son propre Rabbi de père en n’étant qu’un honnête négociant en tissus. A partir de là, j’ai réalisé l’importance de cette transmission inconsciente dans le propre parcours de Freud qui n’aura de cesse de vouloir être reconnu en tant que « professeur », c’est-à-dire Rabbi comme son grand père.
NG : Ne pensez-vous pas que la question à votre patiente a eu valeur de délation à ce moment-là, avec effet d’effraction, ce qu’elle n’a pu mettre au travail dans sa cure ?
AM : Exactement, mais c’était surtout quelque chose qui allait tellement dans son sens que ce n’était pas supportable. Elle voulait tellement persuader du contraire que ce n’était pas supportable qu’on le lui dise. Ce genre de réaction concerne souvent les patients qui au fond savent déjà mais refusent d’entendre. Ici, il faut dire que j’étais tellement enthousiasmé par mon intuition sur cette réalité ! Voilà, il ne faut pas trop se laisser enthousiasmer !
NG : Là, on vient de voir comment votre écoute, nourrie d’une notion encore en germe, sensibilisée à saisir entre les lignes la présence d’un tiers, devait rester énigmatique pour la patiente au regard de son impossibilité à pouvoir envisager une telle éventualité. Alors comment travailler ces éléments ?
AM : On n'en n’a pas tellement l’occasion. Mais si on l’a, c’est parce que le ménage à trois est une des choses les plus habituelles. Il y a toujours quelqu’un caché dans l’armoire ! Il faut amener le patient, très doucement, à l’ouvrir. Par exemple, le patient qui vous parle ainsi : « Ma mère, ah, ma mère… »... c’est l’occasion de lui rappeler : « Et votre père ? ». Doucement introduire l’autre caché dans le discours est très important, parce que d’un seul coup, cela amène à revoir le passé avec une certaine profondeur, et de sortir d’une espèce de collage de l’un à l’autre.
KD : Et qui peut se rejouer dans la situation avec l’analyste.
AM : Exactement! Moi, en tant qu’analyste, j’ai essayé d’aller à la recherche de mes visiteurs personnels.
Les visiteurs du Moi
KD : Vous anticipez ma question. Je voulais vous faire parler de vos visiteurs personnels…
AM : J’en ai, je n’en ai pas, ou je ne sais pas. Je ne l’ai pas analysé pour moi. Il faut être dans une situation avec quelqu’un qui vous guide. Mon père a dû jouer ici un rôle important, encore que je ne sache pratiquement rien de sa vie.
KD : Ce n’est peut-être pas sans lien avec l’intérêt que vous avez porté à Rimbaud ?
AM : Ça se pose bien sûr ! De même, j’ai eu un grand-père fabuleux, Rabbi Schlomo… [rires du lapsus] Il s’agit de mon grand-père maternel. C’est marrant parce que j’ai retrouvé les livrets de famille. Et entre autres celui du mariage de mon grand-père : en 1903 dans la ville de Nevers.
NG : Et un très beau nom de famille, Allègre ! Vous que j’ai souvent connu dans l’allégresse !
AM : Oui ! Alors là, j’ai autre chose. C’est le livret de famille à ma naissance. Il y a mon père, Pierre Eugène Victor. Je suis né dans le 12e, et j’ai été baptisé dans le 16e où habitaient mes parents. Ma mère avait gardé ça, j’ai retrouvé ses papiers. J’en ai retrouvé aussi d’autres, toutes les recettes de cuisine écrites à la main.
NG : Donc, on a au moins deux visiteurs : Rimbaud et Freud…
AM : Oui, mais dire : « Moi Freud », ce serait stupide, « Moi Rimbaud », c’est déjà pas mal. Freud, c’est surtout ce qu’il m’a appris. L’identification à Freud se fait par son œuvre. Le tiers est dans son œuvre, et c’est son œuvre qui m’a permis de découvrir son personnage. J’ai dû vous raconter l’histoire inconsciente de mon Freud. C’est à partir d’un film qui est sorti en 1940. J’avais 7 ans et suis allé au cinéma voir ce film. A la fin Maurice Chevalier devait être guillotiné. Mais la veille, l’enquêteur, un bon policier, joué par Pierre Renoir,, tombait sur l’ami de Maurice Chevalier, et l’amenait à avouer que c’était lui le responsable de tous ces assassinats et qu’il devait sauver Maurice. Or, cet ami lui donne cette fameuse réplique : « Vous avez lu Freud ? »,… Là-dessus, passe la guerre. Puis, moi sur le divan de Conrad Stein lui dis : « Ah ! il y a un film, je ne me rappelle plus comment il s’appelle. Je ne sais pas pourquoi, je pense qu’il a été important, sans pouvoir m’en souvenir ». Quelques années après mon analyse, des amis me signalent la diffusion à la télévision du film « Piège ». Je me dis « Piège ? C’est pour moi ! ». Je me revois encore me mettant devant l’appareil de télévision en train de me dire : « Ça va être formidable ! ». Et ça a été formidable effectivement, puisque d’abord, j’ai découvert Marie Déa, qui avait des aspects érotiques qui marchaient parfaitement et, en plus, j’ai retrouvé la première allusion à Freud. Voilà comment Freud entre dans la vie des gens ! Aussi à cause de Maurice Chevalier. J’étais un cabotin et aimais chanter ses chansons, sauf qu’un jour j’ai été puni de cette audace. A Aix-en-Provence on déjeunait au Roi René avec ma mère et ma grand-mère. Et tout d’un coup on aperçoit Maurice Chevalier à côté ! Il était à une table avec son amie de l’époque. Ma mère me dit : « Vas-y! Dis-lui bonjour, dis-lui que tu chantes ! ». J’y vais et alors là : l’aphonie complète ! C’est la castration la plus sublime que j’ai subie ! Maurice Chevalier était content et il a commencé à chanter ! Et dans mon souvenir je descends ensuite la cour Mirabeau, derrière ma mère et ma grand-mère qui me jettent des regards assassins car je n’avais pas été à la hauteur. C’est une expérience qui m’est arrivée souvent par la suite mais celle-là m’a marquée. Voilà pourquoi Maurice Chevalier était aussi l’élément important qui m’a permis d’entendre le mot de Freud qui l’a sauvé d’une exécution dans le film !
NG : Alors vous avez « lu Freud » ?
AM : Absolument ! Mais chacun a son Freud, parce qu’il y a des résonances5 particulières chez les uns et chez les autres ; c’est pour cette raison que je ne suis jamais pour une explication définitive. L’interprétation, je pense qu’elle ne se manie que dans le transfert, dans la situation de ce qui est dit. Le reste du temps, c’est l’astuce à la Lacan, le bon mot…
NG : Quel lecteur de Freud êtes-vous devenu ? Cette réplique « Vous avez lu Freud ? » n’a-t-elle pas sonné comme une injonction dans votre tête de garçon de 7 ans ?
AM : Oui ! La vérité était que le commissaire faisait tout pour sauver Maurice Chevalier de la guillotine. Et c’est l’assassin qui disait au commissaire : « Mais, vous avez lu Freud ? », pour esquiver ses questions…
NG : Cette réplique se réfère à une nécessité de sauvetage. Je me demande qui vous vouliez sauver, vous ?
AM : Ah ! J’avais envie de sauver, à l’époque, celui qui était en plus mauvaise situation, c'est-à-dire mon père. Parce que mes grands-parents et ma mère étaient en pleine forme. Mon père était ce monsieur qu’on ne voyait pratiquement plus. Chaque fois que ma grand-mère en parlait, c’était pour en dire du mal. Il a été complètement éloigné de moi, comme de ma mère, puisqu’ils s’étaient séparés très tôt. Ma mère a trouvé un mari à l’annonce du divorce en 1943. Tout ça, ça s’intègre dans ma vie.
D’un père à l’autre : des difficultés d’une transmission
NG : Avec ce que vous nous dites, on voit clairement le lien que vous avez proposé avec Jacob Freud dont la mort a été le moteur aboutissant à « L’interprétation des rêves ». En même temps c’est aussi l’époque où Jacob a été soupçonné d’avoir séduit tous les petits, qui donne lieu à l’actuel « Freud bashing » !
AM : Bien sûr, car Freud découvre l’importance du fantasme. Rien n’est jamais définitif. Rien, jamais ne constitue une interprétation qui clôt un problème. C’était « La neurotica » de Freud, c’est bien pour cette raison qu’il l’a laissé tomber. Il ne faut pas confondre une scène de séduction véritable et puis le fantasme, la réalité psychique, cela se passe dans deux mondes différents ! Mais Freud, on le déteste. On lui fait tous les procès, rien qu’à voir le bouquin d’Onfray ! Le soir où je suis passé à la télévision avec Onfray, tous les bonshommes qui ont été chercher : « Ah, la belle sœur, Minna Bernays, était enceinte… ». Des sottises comme ça ! Ça leur rapporte.
NG : C’est vrai qu’il y a un métier lucratif de taper sur Freud. Ce qui est curieux est que même nos collègues répètent ces histoires-là, sans vérifier les archives, sans faire notion à l’histoire de la psychanalyse, comme si les analystes ignoraient leur histoire !
AM : Il faudrait leur distribuer le « Cent questions »6. J’avais écrit un article là-dessus où j’avais donné, entre autres causes possibles, le fait que chaque psychanalyste pense être le premier à affirmer ses découvertes. Par exemple, est-ce que je suis le premier à avoir parlé du tiers ? Non ce n’est pas vrai, vous verrez qu’il y a pléthore de collègues qui en parlent. Mais on en voudrait la paternité.
KD : Vous voulez dire que le fantasme des analystes serait que chacun voudrait être le père de la horde primitive !
AM : Bien sûr. C’est en tout cas le fantasme de Freud. On naît avec le père de la horde primitive, une identification primaire dans le vrai sens. Car il ne faut oublier que sous l’influence des analystes anglo-saxons, on a mis sous le terme d’identification primaire l’identification à la mère. Mais elle ne l’est pas, elle est déjà du domaine du secondaire… L’identification primaire, purement symbolique, elle est le fait qu’on est issu de la horde primitive de Freud.
Sur quoi repose notre écoute
KD : Est-ce qu’à partir de votre travail sur Rimbaud et de l’élaboration de vos notions, votre écoute a changé ?
AM : Sûrement ! À la limite, c’est aux patients qu’il faut demander cela, [rit]. Comme il y a eu des moments aussi où j’en avais assez des problèmes théoriques et mon écoute était complètement fermée à ce qui se disait. L’écoute du psychanalyste n’est pas quelque chose qui est tout le temps pareil ! C’est pire que dans la musique, ça bouge sans arrêt ! Il y a des dissonances, des désaccords; par moments, on est tellement envahi par un problème. À la mort de ma mère, ce jour-là, je pense que mon écoute a été un peu distraite… C’est pour cela que je relativise toujours. Il n’y a aucun phénomène qui soit brut. Tous les phénomènes que nous vivons sont dans un ensemble qui change leur valeur. Même la mort. Pourquoi est-ce que je vais mourir tel jour, à telle heure? Je sais que cela va m’arriver ! Donc, la question reste ouverte. Et il n’y a que ceux qui assisteront au problème qui pourront y répondre. Voilà pour la relativité des choses. Freud était vraiment une rencontre essentielle dans ce sens.
KD : Et avant Freud ?
AM : À bien y réfléchir, avant Freud, il y avait Montaigne. Quand j’étais en première, j’avais fait une dissertation « Qu’est-ce que vous aimez dans Montaigne et qu’est-ce que cela représente pour vous ? ». J’avais eu la meilleure note, un 15, parce que j’avais dit, « eh bien, Montaigne, c’est moi », comme plus tard pour Rimbaud. Je suis proche de Montaigne, et ses formules, « prends de la distance, ne crois pas que tout cela est arrivé », c’est vraiment ce qui m’a marqué avant Freud.
NG : Ces penseurs autobiographiques, Montaigne, Augustin, Rousseau, se posent des questions d’une manière fragmentaire, non définitive, que vous affectionnez et que l’on retrouve dans votre livre « Freud, Fragments d’une histoire ».
Des vertus du fragmentaire et du doute
AM : Oui ! Tout ce que j’ai fait, j’ai toujours dit que ce n’était que des fragments, qu’il ne fallait surtout jamais penser que c’était un tout. Des petits bouts. De la même façon, la question de l’identification est une recherche des fragments du Moi. Il ne faut pas croire qu’on a trouvé et que, ça y est, cela explique tout ! Ce n’est qu’une piste.
NG : L’identification est une notion en mouvement. Elle est plus difficile à manier que celle de l’identité. Il faut soutenir la tension de l’incertitude…
AM : Comme la tension inhérente au doute. Le doute pour moi est la notion la plus importante. Le doute que j’ai toujours eu et que je continue d’avoir par rapport à mes opinions politiques, comme pour ma lecture de Freud. Mais ce n’est pas fini. Il y a d’autres lectures. Je crois qu’on ne peut rien aborder sans avoir le doute. C’est comme Dieu ! Moi, je ne crois pas en Dieu, je ne crois pas qu’il existe. Mais en même temps quand je pense à tout ce qui se dit, tout ce qui se voit, je me dis, bon, peut-être qu’il existe quelque chose qu’on a appelé Dieu parce qu’il fallait lui donner un nom ; quelque chose qui est à l’origine. C’est aussi une grande trouvaille de Freud : retrouver l’originaire. Dieu, je ne me bats pas pour dire que j’y crois. J’ai eu à ce propos une engueulade avec mon fils qui me reprochait de ne pas y croire. J’ai répliqué que je ne croyais pas en les Dieux qu’on nous présente. Je doute…
Lire Freud n’est cependant plus affaire de doute !
NG : Une chose pourtant dont vous ne doutez pas est votre méthode de lecture chronologique de Freud: mettre des dates chaque fois qu’on fait référence à une notion. Ensuite, distinguer entre œuvre publiée et esquisses non publiées et correspondances, tout en mettant l’œuvre publiée dans son environnement. Votre lecture nous montre un Freud en évolution.
AM : … qui se remet toujours en question. Ce n’est pas le mot doute, mais cela revient au même ! Il ne pense jamais qu’il a atteint la vérité avec un grand V !
KD : Ce serait quelque chose comme : « quelque chose me permet d’acquérir un sens en évolution ». Je vous suis totalement sur la question de la dynamique. Une théorie économique, la théorie de Modigliani, m’a beaucoup servi en psychanalyse. Cet auteur décrit des stades de création et de déclin suivis par une renouveau, comme la théorie des catastrophes de René Thom. Comment quelque chose doit inévitablement mourir pour revenir sous une autre forme plus élaborée, plus construite…
AM : C’était une idée à laquelle j’avais beaucoup pensé, et où je me suis fait « avoir » par Boris Cyrulnik, qui a créé le terme de résilience. C’est quelque chose que j’avais décrit, mais je n’avais pas trouvé le mot !
KD : Quelles sont vos satisfactions, ou vos insatisfactions ?
AM : Ah ! [rit] Les insatisfactions sont un peu plus nombreuses, mais je ne les connais pas. Il faut vous dire que tout ce qui est du domaine de la pensée, de l’affectivité, tout est totalement en arrière-plan. C’est mon corps qui est au premier plan. C’est mon corps qui souffre à des tas d’endroits, et d’une manière irréversible. De même quand les PUF me renvoient mes « Préhistoires de famille », j’en achète cinq exemplaires au prix coûtant. D’un autre côté c’est amusant parce que, à peu près en même temps, j’ai reçu la traduction italienne ; alors je me suis empressé de le mettre sur Facebook…
KD : Pour en revenir à vos notions opérantes, qu’est-ce qui vous paraît être le plus près en termes de complémentarité ? J’ai essayé de m’imaginer la cure avec cette notion, et je me suis prise à penser et à reprendre votre exemple de tout à l’heure. Je me suis dit qu’au fond, ça doit partir du contre-transfert. Est ce qu’il y a d’autres notions qui vous paraissent être indissociables ou proches de la notion de fantasme inconscient d’identification ?
AM : Dans tout ce qui implique deux personnes, de toute façon il y des identifications, des refus de s’identifier, la présence invisible du tiers. Freud dit que le tout premier aimant de la relation d’objet, l’identification, nous suit en permanence. Reste qu’il ne faut pas croire qu’on a atteint un but, c’est ça qui est important… C’est une voie obligée, de passage. Mais il y en a d’autres comme dans la vie.
NG : Vous avez fort bien décrit ces différents types de passage. Freud lui-même a forgé puis développé sa notion d’identification, passant de Dora et de l’identification hystérique à l’identification narcissique en 1914, et à l’identification mélancolique en 1917.
AM : Absolument ! Je préfère pour ma part le terme d’identification narcissique. L’identification hystérique est une identification qui se fait avec quelqu’un parce qu’il y a un point de rencontre, tandis que l’identification mélancolique, c’est ce qui se fait avec un être tout entier auquel on s’identifie, en l’occurrence, le mort. Une identification entière. Personnellement, ces identifications m’ont beaucoup plus parlé que les identifications hystériques, qui étaient le pain quotidien de Freud et de la psychanalyse. À partir du moment où il a commencé à les penser, il a commencé à bouger sa théorie. Vraiment, je pense que la mélancolie est un moment très important. Un tournant, puisque c’est la première fois qu’il présente quelque chose, qui, contrairement à son habitude, est l’identification « avec un tout ». Il n’y en a pas beaucoup de « tout » dans l’histoire de Freud… Toujours des fragments. Là, oui ! Il y a cru ! Donc, l’identification mélancolique était l’identification à un être, et l’ombre de cet être qui retombe sur le Moi. Une ombre, et non un bout d’ombre. C’est bien pour cela qu’il n’hésite pas.
NG : C’est sans doute des choses que vous avez rencontrées dans votre clinique de psychiatre. Qu’en avez-vous gardé ?
Passage par la psychiatrie
AM : J’étais interne avant la psychanalyse. Cette pratique a été un moment de ma vie. Je dois bien en garder quelque chose, des souvenirs, par exemple le souvenir de la guérison que j’ai obtenue d’un schizophrène un jour. J’étais à l’époque chez Baruch. C’était la psychiatrie du siècle dernier, il n’y avait aucun traitement. On n’avait pas admis les neuroleptiques qui venaient de faire leur apparition. Lorsque par malheur, je faisais la visite en donnant un médicament, il passait derrière et il le supprimait. Alors il y avait ce patient qui était toute la journée comme ça…, catatonique. Je pensais : pour faire plaisir à Baruch, car il s’intéressait aux catatoniques. En tous cas, j’arrive un jour, je passe la visite, et puis il y a des gens qui disent : « Ah, oui, ils vont faire un tennis bientôt dans le jardin… ». Alors je dis au patient : « Dites-moi, ça vous plairait de faire du tennis ? ». Et il a fait du tennis ! Il a suffi que je dise ça… Alors que, c’était sans aucun but thérapeutique ni rien du tout, c’était une parole comme ça ! Il fallait oser ! Je crois qu’après quelques années, il a redémarré, mais il a fait du tennis, et il a pu sortir, il était vraiment changé.
Un deuxième souvenir, toujours chez Baruch. Dans l’après-midi je sens qu’il y a une agitation. Un patient était dans une pièce, il avait arraché le radiateur et se préparait à l’envoyer sur qui viendrait. C’était un malade que j’avais en soins. Au cours de la visite du matin j’avais proposé une sortie. Le problème est que l’infirmier de l’après-midi l’avait refusé. C’est à ce moment-là qu’il est devenu furieux… Quand je suis arrivé, il y avait Baruch qui était derrière et qui avait la trouille. Je me suis avancé et je lui ai parlé : « Vous avez raison, c’est une bêtise, c’est nous les responsables, pas vous !». Alors, à ce moment-là, il a commencé à laisser tomber son truc en pleurant. Pour moi, ça a été un moment extraordinaire… Mais, il y a eu des suites. La suite, ça a été le lendemain, tout le monde chantait mon courage. Puis le surlendemain : « Attention, j’ai reçu la note : ça coûte cher ce qu’il a détruit… ». Bon, et puis le troisième jour, on l’avait envoyé au service où il y avait les très grands malades, à Henri Colin !
KD : C’est une histoire terrible…
AM : Ça a été une histoire terrible parce que je me suis souvenu que le premier jour qui avait suivi, je suis allé parler du problème des promesses non tenues. C’est ce qui fait que mon opinion sur Baruch est vraiment très dure.
NG : Mais il est clair que vous aviez déjà une écoute de patient et non pas un regard sur un aliéné. Vous déceliez déjà que certains patients provoquent des contre-attitudes négatives, très difficiles à soigner en institution. Ce que vous expliquez très bien dans votre livre « Pour une psychanalyse de l’alcoolisme ». Peu d’auteurs ont décrit ces phénomènes.
AM : C’est ce qui fait que mon bouquin s’appelle : « Pour une psychanalyse de l’alcoolisme », et non pas : « Psychanalyse de l’alcoolisme ». Les gens me disent : « Tu as écrit un bouquin sur l’alcoolisme ». Mais non ! La preuve, le livre se vend toujours ; j’ai encore reçu quelques centaines d’euros de droits d’auteur, et il est vente depuis 1973. Cela m’a beaucoup plu, et même ému.
NG : Alors, que retenez-vous de cette pratique ?
AM : [soupire] Ce n’est pas séparé de moi. J’ai été imprégné de tout cela. Je me suis lancé dans la psychiatrie tout à fait par hasard.
KD : Comment pouvez-vous dire ça ?
AM : Parce que c’est vrai ! Mais vous avez raison de douter, ça va me remettre en marche. J’étais intéressé parce que j’avais un curé qui s’appelait Pierre et que j’ai bien connu à l’époque où j’étais dans un collège religieux. J’ai discuté avec lui, on est devenus très amis. Et lui, le premier, il m’a parlé de la psychanalyse, il en était très proche, il allait aux soirées de Maryse Choisy, où je suis allé une fois. C’était formidable… Il y avait Bunuel qui présentait un film, et après il y avait les psychanalystes qui intervenaient chaque fois que Bunuel disait une phrase extraordinaire: ridicules. C’était la bande à Maryse Choisy. Moi, ça m’a amené jusqu’au baccalauréat. Dans la matière à option j’ai présenté « L’introduction à la psychanalyse », J’étais tombé sur ce bouquin qui m’avait paru merveilleux. J’en ai toujours l’exemplaire avec les traits soulignés, il m’avait vraiment frappé.
KD : Déjà vos premiers fragments… ?
AM : Mes premiers fragments… Il y avait un autre fragment, un rêve envoyé par un de mes amis. J’avais joué à l’interprète ! Passons, arrivons après le bac, première année, deuxième année, troisième année de médecine, la médecine m’ennuie. Je l’ai faite uniquement parce que mon père, sur son lit de mort, en 1950, m’avait fait promettre de faire médecine. Ma grand-mère et ma mère m’y poussaient aussi. Ma mère avançait un argument pas idiot : « Écoute, toi tu ne supporteras jamais d’être sous les ordres de qui que ce soit, il faut que tu sois ton maître ». Elle avait parfaitement raison. Là, j’ai passé une année un peu schizophrène, je faisais la noce, et puis un jour j’étais un peu inquiet, j’ai dit : « Ça ne va pas ! ». Mon patron, un type merveilleux, un hématologue, qui m’a dit : « Allez voir ce psychiatre, c’est un type très bien ». Je suis allé voir ce psychiatre comme client, et il prenait des notes sur ce que je disais. « Écoutez, moi, je suis fou de Rimbaud ! ». Effectivement j’étais déjà fou de Rimbaud, j’avais les poèmes de Rimbaud qui étaient épinglés au mur. Ça lui a plu, et il m’a dit : « Non, ne faites pas une analyse ! Vous allez en avoir pour des années. Non ! Ce que vous allez faire, c’est que vous allez préparer l’internat des hôpitaux psychiatriques. Ca va être très bien ! ». Je me suis lancé là-dedans, et une fois de plus, le hasard ne m’a pas facilité la vie: le jour de l’épreuve, je n’ai pas encore 23 ans, j’ai eu la meilleure note de tout l’internat ! Moyennant quoi, je me suis retrouvé parmi les premiers qui avaient une chance de passer à l’oral… Tout ça, vous voyez ? C’est ça, le hasard !
KD : Une coïncidence, parmi bien d’autres?
AM : Oui. J'arrive l’oral, il y avait, outre des psychiatres, un très récent médecin des hôpitaux que j’avais connu dans le service d’hématologie et qui m’aimait bien parce que j’étais celui qui savait disséquer les cœurs. Moi, j’adorais, je passais mon temps avec les cadavres. Ça m’a permis d’être nommé interne à tout juste 23 ans: ce fut l’entrée dans le milieu psychiatrique. Après, il y a eu Baruch, et tous les autres d’ailleurs… Puis la période bénie de mon service militaire. J’avais refusé d’aller chez les psychiatres pour éviter l’officier aux trois galons qui allait me casser les pieds, moi avec mon petit galon de médecin aspirant. Je suis allé dans le service de psychologie appliquée, parce que là j’apprendrai quelque chose. J’ai appris effectivement un peu à faire les épreuves, les tâches du Rorschach, que je suis allé présenter après chez Anzieu que j’ai connu en 1959. J'arrive à la fac en 1960, interne chez Soulairac, dont je suis devenu l’assistant. Un monde entier pour moi: je pouvais faire ce que je voulais, Soulairac ne mettant jamais les pieds chez les malades. Lui aussi en avait peur. Donc, c’était moi qui étais chargé de l’organisation clinique du service, ce qui m’a beaucoup amusé. Mais assistant n’était rien du tout, il fallait que je passe le concours des Médecins des hôpitaux psychiatriques. La première année, en 1963, j’échoue. Vexé j’ai préparé le Médicat suivant et j’ai été major ! C’est ma vie, ça ! Des tas de choses qui s’enclenchent, qui s’organisent. Trois ans après, j’ai démissionné, ayant découvert la psychanalyse et l’exercice de la psychanalyse, grâce à Shentoub, avec qui on avait beaucoup travaillé. J’étais entré dans l’Institut et déjà membre. C’est là où j’ai tourné définitivement la page de la psychiatrie.
KD : Vu l’évolution de la psychiatrie, vous ne devez pas avoir beaucoup de regrets.
AM : Ah non ! J’en ai assez vu ! Je me suis dit tout simplement: impossible le matin d’interner des gens, de leur donner des médicaments, de leur interdire les sorties, et l’après-midi être écoutant, être un psychanalyste qui n’intervient pas. C’était tellement à l’opposé de la démarche psychanalytique, dans laquelle j’avais trouvé mon aise. J’ai démissionné du Médicat, démission de l’Infirmerie du Dépôt. Au revoir Soulairac et entrée dans la SPP.
Pratique du psychanalyste de Mijolla
NG : Il y avait deux options à l’époque. Celle que vous avez prise - séparer radicalement un exercice de cabinet d’un exercice à l’hôpital, là où d’autres essayaient de combiner les deux exercices. Comment peut-on passer d’un registre à l’autre ? Vous, vous dites que ce n’est pas possible ?
AM : Absolument ! Pour moi c’est un exercice impossible.
NG : Quand des penseurs comme vous s’éloignent de l’institution, la psychiatrie perd. Des livres comme le vôtre ou celui d’André Green et Jean-Luc Donnet, « L’enfant de ça », qui tentent d’appréhender les pathologies au-delà de la névrose avec une pensée analytique, ne s’écrivent pas tous les jours.
AM : Je ne dis pas que ce soit évident. Les alcooliques étaient des malades internés et avaient toute la pathologie de l’internement. Les cas que Shentoub voyait étaient choisis par les internes et lui étaient présentés en public dans le cadre de Sainte-Anne. Personnellement, je ne me voyais pas avec la possibilité, la souplesse mentale, d’être un psychiatre prescripteur le matin, et un analyste écoutant l’après-midi. Ce n’était pas possible ! Même si j’ai quand même reçu un certain temps des patients qui étaient psychotiques et des alcooliques que je n’ai pas traités par une psychanalyse. Parce qu’une psychanalyse, c’était le divan.
NG : Comment aménagiez- vous ce travail alors ?
AM : Je peux vous dire que les patients vous amènent à des sentiments, en vous ! C’est votre contre-transfert, que vous devez essayer de vous présenter, de clarifier. Vous avez, à ce moment-là la pensée psychanalytique qui vous permet de le penser. De la même façon la pensée analytique vous permet de recevoir des patients, et soit de les allonger, soit de les voir en face à face… Cela dépend. Mais ce sont deux choses différentes. Dans l’une, c’est une analyse. Pour moi, il n’y a pas de psychanalyse hors le fait d’être allongé. Et vous avez, à côté de cela, des tas de gens qui ont des pathologies et ont surtout, au départ, un recul. J’en ai connu certains qui, au bout d’un moment, avaient accepté d’être allongés ; mais il n’y en a pas eu tellement. Ceux-là, je les voyais et je leur disais : vous faites une psychothérapie chez un analyste, vous ne faites pas une psychanalyse, tant qu’ils restaient en face à face. Je repense à une histoire très émouvante, d’une jeune patiente, 21-22 ans, schizophrène, que j’ai vue pendant un moment en face à face. Et puis, à un moment, ça s’est arrêté, je ne sais plus pourquoi. C’est forcément moi qui ai dû jouer dans l’éloignement. Un an et demi plus tard, on frappe à ma porte. C’était des policiers, ils m’ont dit : « Bonjour, Docteur de Mijolla ? Tenez, on a ça pour vous ! ». La patiente s’était jetée sous un train et j’étais la personne à qui elle avait écrit des adieux. J’étais donc la personne qui avait compté pour elle. Ça, c’est un souvenir qui me fait mal quand j’y pense…
NG : Comment posiez-vous l’indication d’analyse ?
AM : Quand vous recevez quelqu’un, vous l’écoutez. Et vous voyez si ce quelqu’un n’est pas seulement dans son symptôme mais dans la recherche de quelque chose d’autre. Alors là, c’est une question d’intuition ! Les patients, je les voyais toujours une première fois gratuitement. Puis une deuxième fois, et à la deuxième fois je refaisais le point avec eux Qu’est-ce que vous pensez d’une cure psychanalytique ? Cela se faisait à la deuxième visite, mais c’était toujours à partir de ce processus de réflexion sur ce qui s’est passé. Nacht disait : « Les analystes, c’est ceux qui ont le « pif », les autres font semblant ». Et c’est vrai ! C’est quelque chose que vous pouvez difficilement expliquer, ce que vous ressentez. Ça fait partie des phénomènes qui sont toujours difficiles à expliquer et à théoriser… Vous sentez quelqu’un qui est comme vous, que vous sentez proche de vous. Je pense que c’est peut-être ça, le « pif ». Quelqu’un que vous sentez, compréhensible par vous.
KD : Compréhensible par vous, c’est une formulation un peu surprenante non ?
AM : Oui, mais pour qu’il soit compréhensible par vous, il faut quand même qu’il y ait des liens.
KD : Il y a peut-être de l’identification, et comme elle est inconsciente, on la sent et on la nomme « pif », sans savoir vraiment ce que c’est.
AM : Oui, mais cette identification devient « pif » lorsqu’elle aboutit à une décision d’analyse, parce qu’au départ, l’identification est simplement : on explore un terrain, et on va en parler. Mais pour que cela se solde par une analyse sur le divan, c’est plus qu’une identification…
NG : Votre analyste, Conrad Stein, disait plus ouvertement que les moments où l’analyse avance sont les moments où l’auto-analyse de l’analyste avance… C’était l’un des rares à l’admettre.
AM : Mais lui, c’était vraiment un psychanalyste, parce que il a continué toute sa vie, alors que moi, j’ai abandonné… Aujourd’hui, je ne crois plus à la psychanalyse…
La fin de la psychanalyse ?
KD : Justement, on parle beaucoup de la mort prochaine de la psychanalyse, et j’allais vous demander votre sentiment là-dessus.
AM : Moi, je n’ai pas de sentiment, parce que je suis incapable d’expliquer cela : je veux simplement dire que la psychanalyse, aujourd’hui, n’est plus ce qu’elle a été. J’y tiens par des petits trucs du passé, mais c’est tout. Je ne crois plus à des traitements psychanalytiques. Je crois à une cure psychanalytique parce que j’appelle cela une rencontre. Si vous rencontrez quelqu’un et si vous continuez à le voir et à le rencontrer, c’est peut-être là que l’on a trouvé comme un langage commun des théories psychanalytiques. On est ensemble, on se rencontre, mais en même temps, on n’est pas ensemble. On résiste à la fusion grâce à la cure psychanalytique. C’est peut-être de cette façon que je peux expliquer ce que je pense ! Mais là, vous me poussez dans des chemins…
KD : Il faut toujours penser l’après…
AM : J’ai toujours dit : « La psychanalyse mourra ! ». Je l’ai dit il y a trente ans, j’étais encore membre titulaire. J’ai dit que la psychanalyse est amenée à mourir en tant que telle parce qu’elle sera recréée par un groupe ou une personne qui aura compris l’astuce, ce que Freud avait compris et appliqué dans toutes les sciences de son époque. La psychanalyse n’est pas tombée d’un seul coup du ciel ! J’ai toujours pensé qu’il y aurait, peut-être, un jour, un groupe ou même un autre homme qui arriverait à faire une autre théorie… Et donc, la psychanalyse serait définitivement enterrée. Je crois que la psychanalyse ne peut plus se maintenir, ne serait-ce que parce que les conditions sine qua non pour qu’elle se réalise, voulues par Freud, ne sont plus applicables aujourd’hui.
NG : Ce que Freud nommait psychanalyse répondait à des séances de six, puis cinq fois par semaine, longues de 55 minutes. Rythme qui s’est vu modifié à des séances de trois fois par semaine et d’une durée de trois quarts d’heure. Aujourd’hui, nos jeunes collègues ont du mal à trouver des patients. Est-ce qu’on va arriver à appeler analyse des cures à deux fois par semaine?
AM : Pour moi, non, c’est de la psychothérapie. Freud était au départ un psychothérapeute lui-même. Il est devenu psychanalyste plus tard, après avoir découvert l’inconscient. Dans les « Etudes sur l’hystérie », il emploie la psychothérapie. Il travaillait comme nous maintenant… Simplement, je n’ai pas le génie d’en tirer des conséquences.
KD : La marche du temps me laisse à penser que les choses finissent toujours par s’éteindre. Certes avec un renouveau derrière, comme vous le disiez. Pour autant j’ai encore la naïveté de penser que la psychanalyse, la pensée psychanalytique, garde un caractère indispensable.
AM : La pensée de Freud… C’est ce que j’ai écrit plusieurs fois. Il faudrait que vous remplaciez dans votre réflexion le mot « psychanalyse » par « la pensée de Freud ».
KD : Oui ! Une pensée en mouvement et qui n’est pas une fin en soi. On retrouve là les questions du doute et de la rencontre.
AM : J’ai justement appelé toutes mes réunions : « Les rencontres ». C’était très important pour moi que des gens de milieux différents se rencontrent. De la même façon, je pense que si j’ai des patients qui continuent de venir me voir, au bout de vingt ans, régulièrement, c’est parce que je suis la rencontre unique. Ils ont, là, pendant trois quarts d’heure, une rencontre unique avec moi, qu’ils connaissent bien, l’analyste qui va écouter leur discours. Je pense à un exemple où je suis la seule personne du monde extérieur qui sait de la personne qu’il est homosexuel. Il a fait toute sa carrière politique en se barricadant absolument. Tandis que chez moi, il l’a toujours dit. On a des rencontres comme ça.
NG : Si on dit « la pensée de Freud », et s’il y a des gens qui la pensent comme vous la pensez, alors elle continue à exister.
AM : Sûrement, parce que moi, je vais mourir… Après, ou bien les gens ne la connaîtront jamais, ou bien ils l’interpréteront comme en musique. Un jour, Mozart meurt ! Mais tous les chefs qui ont interprété un morceau font que ça reste vivant. Mais ce n’est plus du Mozart. Mozart lui-même ne reconnaîtrait plus rien des interprétations de son œuvre.
NG : L’identification est la notion qui vous a animé et fait travailler, penser. Est-ce que vous pouvez penser à d’autres collègues, qui se sont trouvés dans d’autres notions, comme vous ? André Green a travaillé sur le tiers puis sur le négatif, Winnicott sur le transitionnel, est-ce que vous avez d’autres auteurs, comme ça, en tête ?
AM : Non ! Moi, je n’ai jamais lu tout cela. Je n’ai jamais lu que de petits extraits de Green.
KD : Que du Freud, alors ?
AM : Pratiquement… Ce qui fait que, quand je lis un texte je dis : « Ah, oui ! Il dit ça, oui, c’est intéressant… ».
KD : Mais, au fond, c’est vrai, il y a beaucoup de gens qui ont l’impression de connaître Freud, pour être passés par d’autres lectures.
AM : Absolument, les lacaniens en sont un exemple caricatural. De toute façon, je n’ai jamais pu lire Lacan. Conrad Stein, je l’ai lu, surtout au début parce que c’était mon analyste. Je rends hommage à « L’enfant imaginaire ». Mais à partir du moment où on est arrivés à la fin je n’en ai plus lu un mot !
KD : Mais pour quelle raison ne lisez-vous pas en dehors de Freud ?
AM : Parce que dans la vie, moi, je préfère les choses vivantes : la musique, le théâtre, le cinéma… Des choses qui bougent plutôt que des commentaires. C’est pour cette raison que je n’attache pas beaucoup d’importance non plus à ce que j’ai écrit.
KD : C’est un mouvement, tout comme celui de la psychanalyse.
AM : Exactement !

Bibliographie d’A. de Mijolla
Les Visiteurs du moi, fantasmes d'identification, Paris, Les Belles Lettres, 1981, rééd. 1996.
Les mots de Freud, Paris, Hachette,1982, rééd. Les Belles Lettres, 1989.
Freud, fragments d'une histoire, Paris, PUF, 2003.
Préhistoires de famille, Paris, PUF, 2004.
Freud et la France, 1885-1945, Paris, PUF, 2010.
La France et Freud T.1 1946-1953, Paris, PUF, 2012.
La France et Freud T.2 1954-1964, Paris, PUF, 2012.
Freud, Paris, La Boétie, coll. « 100 questions sur », 2014.
Sabina, la « Juive » de Carl Jung, Paris, Pierre Guillaume de Roux, 2014.
Pour une psychanalyse de l'alcoolisme, avec Salem Shentoub, Paris, Payot,1973, rééd. Payot-poche, 2004.
Psychanalyse, avec Sophie de Mijolla -Mellor, Paul-Laurent Assoun et Raymond Cahn, Paris, PUF, 2008.
(Direction) L’évolution de la clinique psychanalytique, Paris, PUF, 2001.
(Direction) Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Fayard/Pluriel, coll « Grand Pluriel », 2002, rééd. Hachette, 2013.

Résumé :
A l’aube d’une nouvelle étape de son parcours de clinicien et d’écrivain de Mijolla se livre librement sur sa vision de psychanalyse. Dans cette rencontre Alain de Mijolla narre son parcours psychiatrique puis psychanalytique et développe sa manière de créer des notions cliniques opérantes. L’identification est une notion centrale de son œuvre et il l’étudie aussi bien comme clinicien que comme historien de la pensée de Freud. La deuxième notion de transmission intergénérationnelle, qu’il oppose à l’idée de transgénérationnelle, fait partie de ses travaux et recherches notamment celles sur Rimbaud et la généalogie de Freud.

Mots clés :
Identification, transmission intergénérationnelle, histoire, psychanalyse, biographie.

Key Words :
Identification, intergenerational transmission, history, psychoanalysis, biography.

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