Une trajectoire intergenerationelle - Alain de Mijolla
Interviewé par Katryn Driffield1et Nicolas Gougoulis2
Sil paraît superflu de présenter au public de « Psychanalyse et Psychose » Alain de Mijolla, clinicien, théoricien, historien, et surtout ici psychanalyste, rappelons brièvement son uvre dhistorien de la psychanalyse, deux fois récompensée par le prix Sigourney, ainsi que son travail de clinicien, ponctué de publications qui sont autant déclairages de la clinique psychanalytique. Il a introduit deux notions opérantes, le fantasme didentification inconsciente et la transmission intergénérationnelle, quil différencie nettement du transgénérationnel. Il insiste dailleurs sur lidée que la théorie psychanalytique gagnerait à parler de notions et non de concepts, qui donnent un aspect plus doctrinal et par conséquent plus figé à la théorisation analytique. Alain de Mijolla a également effectué un important travail dorganisateur de lieux de réflexion, particulièrement fécond pour le développement et la transmission de la pensée psychanalytique. Longtemps responsable du séminaire de perfectionnement de la SPP, puis organisateur des rencontres psychanalytiques dAix en Provence et de celles de lAIHP (Association Internationale de lHistoire de la Psychanalyse), il a été aussi responsable de collections de livres et revues psychanalytiques à la fois prestigieuses et précieuses.
Naissance dune notion dans le travail analytique
KD : Jaimerais savoir à quel moment vous avez senti quil vous manquait quelque chose, dans lextension des travaux de Freud sur lidentification, quelque chose de plus opérant par rapport à votre clinique ?
AM : Ce ne sest pas du tout passé comme ça ! En fait, Conrad Stein, mon analyste, mavait demandé de participer à un numéro de sa revue « Études Freudiennes ». Il comptait faire une série détudes de personnages et ma alors demandé : « Et toi ? Que veux-tu faire ? ». Jai répondu immédiatement : « Rimbaud » ! Cest cette recherche qui ma amené à découvrir que son père était beaucoup plus présent quon ne le pensait. À lépoque, les Rimbaldiens ne sen préoccupaient pas, ils allaient jusquà dire : « Le père, 3 minutes de présence et il est parti ». Personne nimaginait limportance du père. Jen suis ainsi arrivé ainsi à revoir dans la vie de Rimbaud des éléments répétant de façon, parfois extrême, lexistence de son père, alors même quil ne lavait jamais revu. Cette découverte dimages du passé, vagues fantasmes denfants, ma conduit à aller chercher un peu plus loin dans son oeuvre. Voilà donc, le début du cheminement qui ma conduit à ses fantasmes, ses identifications. Le travail sur lidentification a suivi après.
KD : Et pourquoi Rimbaud au fond ?
AM : Parce que moi, je pensais/ « jai un lien avec Rimbaud ». Cétait comme ça que je voulais travailler lidée de Conrad Stein.
KD : Mais en quoi cette réflexion vous a-t-elle permis de reprendre la notion didentification telle quelle apparaît chez Freud ?
AM : Mon travail a commencé par des chemins qui faisaient des liens entre les histoires de Rimbaud et de Freud. D'où un travail sur Freud et son grand père, mort quelques jours avant sa propre naissance. Le parallèle avec Rimbaud étant que son père était comme mort dans la mesure où il avait disparu très vite de sa vie. Ces points de rapprochement mont tout de suite intrigué. Mon travail sur Freud ma permis de mieux préciser ce que je cherchais. Davoir perçu quun élément tiers est toujours à luvre dans les transmissions, cest cela, ma grande trouvaille. Pour moi les transmissions, quelles soient intergénérationnelles ou intra-générationnelles, se font toujours par lintermédiaire dun tiers, un tiers qui est exclu, qui nest pas vu, mais qui est important. Si lon ne cherche pas ce tiers, on est dans lerreur. Entre Freud et le grand père, il y avait toutefois son père qui intervenait dans le mélange identificatoire de Freud.3
NG : Le mot « transgénérationnel » vient dune pensée systémique, vous amenez la notion psychanalytique de transmission intergénérationnelle insistant sur la question du tiers. Pouvez-vous nous préciser votre insistance sur les différences.
AM : Oui ! le « trans- » désigne un passage un peu magique à travers lespace dun moment à un autre, ce qui ne reflète pas véritablement la réalité dune vie : un enchaînement de circonstances et de personnes qui amènent à cette transmission. D'où mon refus du travail sur le trans-générationnel de Nicolas Abraham et Maria Torok4, qui a laissé une forte empreinte. Nous étions très amis mais ce désaccord sur cette question a définitivement mis à mal notre relation. Je nétais pas daccord sur la manière dont ils concevaient la relation dinconscient à inconscient, qui relevait, me semble-t-il de la pensée magique. Un monde purement irréel, purement fantasmatique. Tout dun coup, il ny avait plus de tiers.
Je vais illustrer notre point de désaccord. Un jour lors dune conférence à lInstitut, Nicolas Abraham présentait lhistoire dun jeune garçon qui disait ne rien connaître de ses grands-parents se contentant de repérer un arrière-grand-père aux contours flous. Et Nicolas den conclure : « Eh bien voilà, cétait de la transmission directe dinconscient à inconscient, cest un bel exemple ». Sauf que moi jai repéré dans le récit clinique la présence, passée inaperçue, dune bonne, lélément important omis. Dune manière ou dune autre, elle a été le témoin et/ou lagent dune transmission. Or, la bonne recélait des informations quon lui confiait ou quelle glanait en laissant trainer une oreille, informations mises à disposition de lenfant. La présence de ce personnage limitait selon moi la portée de la théorie dAbraham. Jétais assis ce jour là à côté de Piera Aulagnier et nous étions tous deux attentifs à la présence scotomisée de cette bonne.
KD : Si je vous suis, là où on pourrait voir une sorte de fatalité héritée, on découvre quelque chose de beaucoup plus construit, tiercéisé par une présence. Doù son incidence et son importance par la suite dans la pratique de la cure. Pour le sujet, il ne sagit plus de quelque chose qui lui tombe dessus et sur lequel il ne peut agir, mais au contraire, dun élément qui lui permet de reprendre la main sur son histoire
AM : Bien sûr ! Le rapport de lenfant avec la bonne, mais aussi des parents, devient un élément à travailler. Par exemple : qui sont les patrons de la bonne ? Ouvrir cette porte sur un tiers dévoile toute une série de faits et permet des associations didées qui importent. Cest ça le travail analytique. Je suis très freudien en tant quanalyste. Je pense que Freud naurait jamais pensé que les choses arrivent sans lien. Dans toute sa théorie il a toujours cherché à faire des liens. Et dans lhistoire clinique que je suis en train de vous raconter le lien était incarné par la bonne. Cent mille personnes peuvent avoir pressenti cette question, mais il y avait pour moi nécessité de la fixer. Cest ce qui ma amené in fine à récuser le « trans », devenu comme une transmission de pensée. Vous avez deux inconscients qui communiquent. Mais de quelle manière ? Par magie ? Cest imbécile ! Alors que le travail dans le champ de lidentification permet daller plus loin, de savoir. Cest cela que je veux dire.
NG : Jaimerais que vous alliez plus loin sur deux points, dune part la question de la « pratique freudienne », dautre part sur ce qui vous faire dire « imbécile » : en scotomisant la présence de la bonne, vous pointez une complicité de déni faisant fi de ce qui est toujours plus complexe.
AM : Oui et dès lors cette pensée nest plus psychanalytique ! Dans mon livre « Préhistoires de famille » je reviens sur mon exemple clinique pour expliquer que la transmission intergénérationnelle est permanente, expliquant des phénomènes de répétition, voire des attitudes de clone. La petite bonne qui sest occupée du garçon, ainsi que son entourage, étaient des transmetteurs. Jai beaucoup insisté sur les tiers transmetteurs, sans être le seul bien sûr!
NG : Si je parlais de complicité de déni, cest comme sil y avait une force dans la première scotomisation, dans la mise au secret. Ce qui fait que certains penseurs, pouvaient devenir complices et nier le tiers.
AM : Bien sûr ! Pour moi, cest tout ce côté parapsychologique qui nallait plus. Il y a certainement dautres façons dexplorer les choses
NG : En soulignant la notion de tiers, vous ouvrez le champ dune interprétation qui vous attire beaucoup de violence. Doù probablement la rupture avec vos amis autour de cette notion de transgénérationnel qui pour vous fige et réifie la pensée analytique.
AM : Bien sûr ! Ce qui me plaît chez Freud, cest quon retrouve dans son uvre et dans sa manière la notion du conflit, la question du mouvement. Freud prend une idée la met de côté, puis y revient. Cest ce mouvement qui fait que rien nest simpliste chez lui. Tout se réfère au complexe ddipe et à la triangulation qui sous-tendent ses développements théoriques. Il ne faut pas loublier, cest vraiment pour lui la grande découverte, cette relation à trois ! Et moi je pense que cest comme ça que jai interprété les identifications avec un personnage du passé, avec le tiers !
KD : Si cette notion freudienne, déjà opérante pour vous, a rencontré une butée, y a-t-il eu des moments où vous avez rencontré des difficultés dans votre clinique, vous obligeant à aller plus loin pour construire votre notion ?
« Un incident dans ma pratique »
AM : Oh, cétait dans une époque fort lointaine, lépoque des « Visiteurs du Moi » puis de « Préhistoires de famille », où jai réuni des articles plus techniques, et plus théoriques, reprenant la notion de fantasme didentification inconsciente quil fallait encore faire vivre. Je nai connu quune seule histoire comme celle présentée par Abraham et qui sest très mal terminée , à cause de moi ! Je me rappelle cette patiente qui avait pendant très longtemps insisté sur le fait quelle ne connaissait pas son père. Elle était née en 1943. Son père, disait-elle, était mort. Au bout dun moment, je nai pas pu mempêcher de lui dire : « Mais, vous ne pensez pas que votre père était un allemand ? » Personne ne savait ça, et jai été trop brutal, un tiers trop brutal. Elle a dit : « Jarrête », et elle ma quitté sur ces paroles. Cela ma beaucoup marqué et jai pensé quil fallait vraiment faire très attention avec les reconnaissances didentités, les questions des origines, ne pas bousculer quelque chose qui était là et certainement pas par hasard. Ce quil aurait fallu, cest que jen arrive à la faire parler davantage de cela ; mais elle se dérobait. Je ne pouvais emprunter nimporte quelle voie pour lui faire découvrir ce qui se passait.
NG : Votre mésaventure nous rappelle deux incidents de la pratique Freud : lun avec Marie Bonaparte, lautre avec Maryse Choisy, où il est aussi abrupt, si je puis dire, que vous ! Freud comprend très vite, devine presque et lance sous forme dinterprétation ce quil a deviné. Cependant Marie Bonaparte, sen saisit et va enquêter comme un détective jusquà devenir psychanalyste ; Maryse Choisy, elle, prend la fuite, mais deviendra plus tard amie de la psychanalyse, même si elle ne pourra jamais sapprocher de Freud. Alors, comment lidée du père allemand sest-elle imposée à vous avant même que vous ne puissiez proposer un travail associatif à cette femme ?
AM : Je lai saisi dans laprès-coup par un travail sur Jacob Freud. Jai perçu quil était lagent dune transmission à son fils de quelque chose venant dune génération précédente. En effet Sigmund réalise que son père Jacob na pas pu combler les aspirations de son propre Rabbi de père en nétant quun honnête négociant en tissus. A partir de là, jai réalisé limportance de cette transmission inconsciente dans le propre parcours de Freud qui naura de cesse de vouloir être reconnu en tant que « professeur », cest-à-dire Rabbi comme son grand père.
NG : Ne pensez-vous pas que la question à votre patiente a eu valeur de délation à ce moment-là, avec effet deffraction, ce quelle na pu mettre au travail dans sa cure ?
AM : Exactement, mais cétait surtout quelque chose qui allait tellement dans son sens que ce nétait pas supportable. Elle voulait tellement persuader du contraire que ce nétait pas supportable quon le lui dise. Ce genre de réaction concerne souvent les patients qui au fond savent déjà mais refusent dentendre. Ici, il faut dire que jétais tellement enthousiasmé par mon intuition sur cette réalité ! Voilà, il ne faut pas trop se laisser enthousiasmer !
NG : Là, on vient de voir comment votre écoute, nourrie dune notion encore en germe, sensibilisée à saisir entre les lignes la présence dun tiers, devait rester énigmatique pour la patiente au regard de son impossibilité à pouvoir envisager une telle éventualité. Alors comment travailler ces éléments ?
AM : On n'en na pas tellement loccasion. Mais si on la, cest parce que le ménage à trois est une des choses les plus habituelles. Il y a toujours quelquun caché dans larmoire ! Il faut amener le patient, très doucement, à louvrir. Par exemple, le patient qui vous parle ainsi : « Ma mère, ah, ma mère »... cest loccasion de lui rappeler : « Et votre père ? ». Doucement introduire lautre caché dans le discours est très important, parce que dun seul coup, cela amène à revoir le passé avec une certaine profondeur, et de sortir dune espèce de collage de lun à lautre.
KD : Et qui peut se rejouer dans la situation avec lanalyste.
AM : Exactement! Moi, en tant quanalyste, jai essayé daller à la recherche de mes visiteurs personnels.
Les visiteurs du Moi
KD : Vous anticipez ma question. Je voulais vous faire parler de vos visiteurs personnels
AM : Jen ai, je nen ai pas, ou je ne sais pas. Je ne lai pas analysé pour moi. Il faut être dans une situation avec quelquun qui vous guide. Mon père a dû jouer ici un rôle important, encore que je ne sache pratiquement rien de sa vie.
KD : Ce nest peut-être pas sans lien avec lintérêt que vous avez porté à Rimbaud ?
AM : Ça se pose bien sûr ! De même, jai eu un grand-père fabuleux, Rabbi Schlomo [rires du lapsus] Il sagit de mon grand-père maternel. Cest marrant parce que jai retrouvé les livrets de famille. Et entre autres celui du mariage de mon grand-père : en 1903 dans la ville de Nevers.
NG : Et un très beau nom de famille, Allègre ! Vous que jai souvent connu dans lallégresse !
AM : Oui ! Alors là, jai autre chose. Cest le livret de famille à ma naissance. Il y a mon père, Pierre Eugène Victor. Je suis né dans le 12e, et jai été baptisé dans le 16e où habitaient mes parents. Ma mère avait gardé ça, jai retrouvé ses papiers. Jen ai retrouvé aussi dautres, toutes les recettes de cuisine écrites à la main.
NG : Donc, on a au moins deux visiteurs : Rimbaud et Freud
AM : Oui, mais dire : « Moi Freud », ce serait stupide, « Moi Rimbaud », cest déjà pas mal. Freud, cest surtout ce quil ma appris. Lidentification à Freud se fait par son uvre. Le tiers est dans son uvre, et cest son uvre qui ma permis de découvrir son personnage. Jai dû vous raconter lhistoire inconsciente de mon Freud. Cest à partir dun film qui est sorti en 1940. Javais 7 ans et suis allé au cinéma voir ce film. A la fin Maurice Chevalier devait être guillotiné. Mais la veille, lenquêteur, un bon policier, joué par Pierre Renoir,, tombait sur lami de Maurice Chevalier, et lamenait à avouer que cétait lui le responsable de tous ces assassinats et quil devait sauver Maurice. Or, cet ami lui donne cette fameuse réplique : « Vous avez lu Freud ? », Là-dessus, passe la guerre. Puis, moi sur le divan de Conrad Stein lui dis : « Ah ! il y a un film, je ne me rappelle plus comment il sappelle. Je ne sais pas pourquoi, je pense quil a été important, sans pouvoir men souvenir ». Quelques années après mon analyse, des amis me signalent la diffusion à la télévision du film « Piège ». Je me dis « Piège ? Cest pour moi ! ». Je me revois encore me mettant devant lappareil de télévision en train de me dire : « Ça va être formidable ! ». Et ça a été formidable effectivement, puisque dabord, jai découvert Marie Déa, qui avait des aspects érotiques qui marchaient parfaitement et, en plus, jai retrouvé la première allusion à Freud. Voilà comment Freud entre dans la vie des gens ! Aussi à cause de Maurice Chevalier. Jétais un cabotin et aimais chanter ses chansons, sauf quun jour jai été puni de cette audace. A Aix-en-Provence on déjeunait au Roi René avec ma mère et ma grand-mère. Et tout dun coup on aperçoit Maurice Chevalier à côté ! Il était à une table avec son amie de lépoque. Ma mère me dit : « Vas-y! Dis-lui bonjour, dis-lui que tu chantes ! ». Jy vais et alors là : laphonie complète ! Cest la castration la plus sublime que jai subie ! Maurice Chevalier était content et il a commencé à chanter ! Et dans mon souvenir je descends ensuite la cour Mirabeau, derrière ma mère et ma grand-mère qui me jettent des regards assassins car je navais pas été à la hauteur. Cest une expérience qui mest arrivée souvent par la suite mais celle-là ma marquée. Voilà pourquoi Maurice Chevalier était aussi lélément important qui ma permis dentendre le mot de Freud qui la sauvé dune exécution dans le film !
NG : Alors vous avez « lu Freud » ?
AM : Absolument ! Mais chacun a son Freud, parce quil y a des résonances5 particulières chez les uns et chez les autres ; cest pour cette raison que je ne suis jamais pour une explication définitive. Linterprétation, je pense quelle ne se manie que dans le transfert, dans la situation de ce qui est dit. Le reste du temps, cest lastuce à la Lacan, le bon mot
NG : Quel lecteur de Freud êtes-vous devenu ? Cette réplique « Vous avez lu Freud ? » na-t-elle pas sonné comme une injonction dans votre tête de garçon de 7 ans ?
AM : Oui ! La vérité était que le commissaire faisait tout pour sauver Maurice Chevalier de la guillotine. Et cest lassassin qui disait au commissaire : « Mais, vous avez lu Freud ? », pour esquiver ses questions
NG : Cette réplique se réfère à une nécessité de sauvetage. Je me demande qui vous vouliez sauver, vous ?
AM : Ah ! Javais envie de sauver, à lépoque, celui qui était en plus mauvaise situation, c'est-à-dire mon père. Parce que mes grands-parents et ma mère étaient en pleine forme. Mon père était ce monsieur quon ne voyait pratiquement plus. Chaque fois que ma grand-mère en parlait, cétait pour en dire du mal. Il a été complètement éloigné de moi, comme de ma mère, puisquils sétaient séparés très tôt. Ma mère a trouvé un mari à lannonce du divorce en 1943. Tout ça, ça sintègre dans ma vie.
Dun père à lautre : des difficultés dune transmission
NG : Avec ce que vous nous dites, on voit clairement le lien que vous avez proposé avec Jacob Freud dont la mort a été le moteur aboutissant à « Linterprétation des rêves ». En même temps cest aussi lépoque où Jacob a été soupçonné davoir séduit tous les petits, qui donne lieu à lactuel « Freud bashing » !
AM : Bien sûr, car Freud découvre limportance du fantasme. Rien nest jamais définitif. Rien, jamais ne constitue une interprétation qui clôt un problème. Cétait « La neurotica » de Freud, cest bien pour cette raison quil la laissé tomber. Il ne faut pas confondre une scène de séduction véritable et puis le fantasme, la réalité psychique, cela se passe dans deux mondes différents ! Mais Freud, on le déteste. On lui fait tous les procès, rien quà voir le bouquin dOnfray ! Le soir où je suis passé à la télévision avec Onfray, tous les bonshommes qui ont été chercher : « Ah, la belle sur, Minna Bernays, était enceinte ». Des sottises comme ça ! Ça leur rapporte.
NG : Cest vrai quil y a un métier lucratif de taper sur Freud. Ce qui est curieux est que même nos collègues répètent ces histoires-là, sans vérifier les archives, sans faire notion à lhistoire de la psychanalyse, comme si les analystes ignoraient leur histoire !
AM : Il faudrait leur distribuer le « Cent questions »6. Javais écrit un article là-dessus où javais donné, entre autres causes possibles, le fait que chaque psychanalyste pense être le premier à affirmer ses découvertes. Par exemple, est-ce que je suis le premier à avoir parlé du tiers ? Non ce nest pas vrai, vous verrez quil y a pléthore de collègues qui en parlent. Mais on en voudrait la paternité.
KD : Vous voulez dire que le fantasme des analystes serait que chacun voudrait être le père de la horde primitive !
AM : Bien sûr. Cest en tout cas le fantasme de Freud. On naît avec le père de la horde primitive, une identification primaire dans le vrai sens. Car il ne faut oublier que sous linfluence des analystes anglo-saxons, on a mis sous le terme didentification primaire lidentification à la mère. Mais elle ne lest pas, elle est déjà du domaine du secondaire Lidentification primaire, purement symbolique, elle est le fait quon est issu de la horde primitive de Freud.
Sur quoi repose notre écoute
KD : Est-ce quà partir de votre travail sur Rimbaud et de lélaboration de vos notions, votre écoute a changé ?
AM : Sûrement ! À la limite, cest aux patients quil faut demander cela, [rit]. Comme il y a eu des moments aussi où jen avais assez des problèmes théoriques et mon écoute était complètement fermée à ce qui se disait. Lécoute du psychanalyste nest pas quelque chose qui est tout le temps pareil ! Cest pire que dans la musique, ça bouge sans arrêt ! Il y a des dissonances, des désaccords; par moments, on est tellement envahi par un problème. À la mort de ma mère, ce jour-là, je pense que mon écoute a été un peu distraite Cest pour cela que je relativise toujours. Il ny a aucun phénomène qui soit brut. Tous les phénomènes que nous vivons sont dans un ensemble qui change leur valeur. Même la mort. Pourquoi est-ce que je vais mourir tel jour, à telle heure? Je sais que cela va marriver ! Donc, la question reste ouverte. Et il ny a que ceux qui assisteront au problème qui pourront y répondre. Voilà pour la relativité des choses. Freud était vraiment une rencontre essentielle dans ce sens.
KD : Et avant Freud ?
AM : À bien y réfléchir, avant Freud, il y avait Montaigne. Quand jétais en première, javais fait une dissertation « Quest-ce que vous aimez dans Montaigne et quest-ce que cela représente pour vous ? ». Javais eu la meilleure note, un 15, parce que javais dit, « eh bien, Montaigne, cest moi », comme plus tard pour Rimbaud. Je suis proche de Montaigne, et ses formules, « prends de la distance, ne crois pas que tout cela est arrivé », cest vraiment ce qui ma marqué avant Freud.
NG : Ces penseurs autobiographiques, Montaigne, Augustin, Rousseau, se posent des questions dune manière fragmentaire, non définitive, que vous affectionnez et que lon retrouve dans votre livre « Freud, Fragments dune histoire ».
Des vertus du fragmentaire et du doute
AM : Oui ! Tout ce que jai fait, jai toujours dit que ce nétait que des fragments, quil ne fallait surtout jamais penser que cétait un tout. Des petits bouts. De la même façon, la question de lidentification est une recherche des fragments du Moi. Il ne faut pas croire quon a trouvé et que, ça y est, cela explique tout ! Ce nest quune piste.
NG : Lidentification est une notion en mouvement. Elle est plus difficile à manier que celle de lidentité. Il faut soutenir la tension de lincertitude
AM : Comme la tension inhérente au doute. Le doute pour moi est la notion la plus importante. Le doute que jai toujours eu et que je continue davoir par rapport à mes opinions politiques, comme pour ma lecture de Freud. Mais ce nest pas fini. Il y a dautres lectures. Je crois quon ne peut rien aborder sans avoir le doute. Cest comme Dieu ! Moi, je ne crois pas en Dieu, je ne crois pas quil existe. Mais en même temps quand je pense à tout ce qui se dit, tout ce qui se voit, je me dis, bon, peut-être quil existe quelque chose quon a appelé Dieu parce quil fallait lui donner un nom ; quelque chose qui est à lorigine. Cest aussi une grande trouvaille de Freud : retrouver loriginaire. Dieu, je ne me bats pas pour dire que jy crois. Jai eu à ce propos une engueulade avec mon fils qui me reprochait de ne pas y croire. Jai répliqué que je ne croyais pas en les Dieux quon nous présente. Je doute
Lire Freud nest cependant plus affaire de doute !
NG : Une chose pourtant dont vous ne doutez pas est votre méthode de lecture chronologique de Freud: mettre des dates chaque fois quon fait référence à une notion. Ensuite, distinguer entre uvre publiée et esquisses non publiées et correspondances, tout en mettant luvre publiée dans son environnement. Votre lecture nous montre un Freud en évolution.
AM : qui se remet toujours en question. Ce nest pas le mot doute, mais cela revient au même ! Il ne pense jamais quil a atteint la vérité avec un grand V !
KD : Ce serait quelque chose comme : « quelque chose me permet dacquérir un sens en évolution ». Je vous suis totalement sur la question de la dynamique. Une théorie économique, la théorie de Modigliani, ma beaucoup servi en psychanalyse. Cet auteur décrit des stades de création et de déclin suivis par une renouveau, comme la théorie des catastrophes de René Thom. Comment quelque chose doit inévitablement mourir pour revenir sous une autre forme plus élaborée, plus construite
AM : Cétait une idée à laquelle javais beaucoup pensé, et où je me suis fait « avoir » par Boris Cyrulnik, qui a créé le terme de résilience. Cest quelque chose que javais décrit, mais je navais pas trouvé le mot !
KD : Quelles sont vos satisfactions, ou vos insatisfactions ?
AM : Ah ! [rit] Les insatisfactions sont un peu plus nombreuses, mais je ne les connais pas. Il faut vous dire que tout ce qui est du domaine de la pensée, de laffectivité, tout est totalement en arrière-plan. Cest mon corps qui est au premier plan. Cest mon corps qui souffre à des tas dendroits, et dune manière irréversible. De même quand les PUF me renvoient mes « Préhistoires de famille », jen achète cinq exemplaires au prix coûtant. Dun autre côté cest amusant parce que, à peu près en même temps, jai reçu la traduction italienne ; alors je me suis empressé de le mettre sur Facebook
KD : Pour en revenir à vos notions opérantes, quest-ce qui vous paraît être le plus près en termes de complémentarité ? Jai essayé de mimaginer la cure avec cette notion, et je me suis prise à penser et à reprendre votre exemple de tout à lheure. Je me suis dit quau fond, ça doit partir du contre-transfert. Est ce quil y a dautres notions qui vous paraissent être indissociables ou proches de la notion de fantasme inconscient didentification ?
AM : Dans tout ce qui implique deux personnes, de toute façon il y des identifications, des refus de sidentifier, la présence invisible du tiers. Freud dit que le tout premier aimant de la relation dobjet, lidentification, nous suit en permanence. Reste quil ne faut pas croire quon a atteint un but, cest ça qui est important Cest une voie obligée, de passage. Mais il y en a dautres comme dans la vie.
NG : Vous avez fort bien décrit ces différents types de passage. Freud lui-même a forgé puis développé sa notion didentification, passant de Dora et de lidentification hystérique à lidentification narcissique en 1914, et à lidentification mélancolique en 1917.
AM : Absolument ! Je préfère pour ma part le terme didentification narcissique. Lidentification hystérique est une identification qui se fait avec quelquun parce quil y a un point de rencontre, tandis que lidentification mélancolique, cest ce qui se fait avec un être tout entier auquel on sidentifie, en loccurrence, le mort. Une identification entière. Personnellement, ces identifications mont beaucoup plus parlé que les identifications hystériques, qui étaient le pain quotidien de Freud et de la psychanalyse. À partir du moment où il a commencé à les penser, il a commencé à bouger sa théorie. Vraiment, je pense que la mélancolie est un moment très important. Un tournant, puisque cest la première fois quil présente quelque chose, qui, contrairement à son habitude, est lidentification « avec un tout ». Il ny en a pas beaucoup de « tout » dans lhistoire de Freud Toujours des fragments. Là, oui ! Il y a cru ! Donc, lidentification mélancolique était lidentification à un être, et lombre de cet être qui retombe sur le Moi. Une ombre, et non un bout dombre. Cest bien pour cela quil nhésite pas.
NG : Cest sans doute des choses que vous avez rencontrées dans votre clinique de psychiatre. Quen avez-vous gardé ?
Passage par la psychiatrie
AM : Jétais interne avant la psychanalyse. Cette pratique a été un moment de ma vie. Je dois bien en garder quelque chose, des souvenirs, par exemple le souvenir de la guérison que jai obtenue dun schizophrène un jour. Jétais à lépoque chez Baruch. Cétait la psychiatrie du siècle dernier, il ny avait aucun traitement. On navait pas admis les neuroleptiques qui venaient de faire leur apparition. Lorsque par malheur, je faisais la visite en donnant un médicament, il passait derrière et il le supprimait. Alors il y avait ce patient qui était toute la journée comme ça , catatonique. Je pensais : pour faire plaisir à Baruch, car il sintéressait aux catatoniques. En tous cas, jarrive un jour, je passe la visite, et puis il y a des gens qui disent : « Ah, oui, ils vont faire un tennis bientôt dans le jardin ». Alors je dis au patient : « Dites-moi, ça vous plairait de faire du tennis ? ». Et il a fait du tennis ! Il a suffi que je dise ça Alors que, cétait sans aucun but thérapeutique ni rien du tout, cétait une parole comme ça ! Il fallait oser ! Je crois quaprès quelques années, il a redémarré, mais il a fait du tennis, et il a pu sortir, il était vraiment changé.
Un deuxième souvenir, toujours chez Baruch. Dans laprès-midi je sens quil y a une agitation. Un patient était dans une pièce, il avait arraché le radiateur et se préparait à lenvoyer sur qui viendrait. Cétait un malade que javais en soins. Au cours de la visite du matin javais proposé une sortie. Le problème est que linfirmier de laprès-midi lavait refusé. Cest à ce moment-là quil est devenu furieux Quand je suis arrivé, il y avait Baruch qui était derrière et qui avait la trouille. Je me suis avancé et je lui ai parlé : « Vous avez raison, cest une bêtise, cest nous les responsables, pas vous !». Alors, à ce moment-là, il a commencé à laisser tomber son truc en pleurant. Pour moi, ça a été un moment extraordinaire Mais, il y a eu des suites. La suite, ça a été le lendemain, tout le monde chantait mon courage. Puis le surlendemain : « Attention, jai reçu la note : ça coûte cher ce quil a détruit ». Bon, et puis le troisième jour, on lavait envoyé au service où il y avait les très grands malades, à Henri Colin !
KD : Cest une histoire terrible
AM : Ça a été une histoire terrible parce que je me suis souvenu que le premier jour qui avait suivi, je suis allé parler du problème des promesses non tenues. Cest ce qui fait que mon opinion sur Baruch est vraiment très dure.
NG : Mais il est clair que vous aviez déjà une écoute de patient et non pas un regard sur un aliéné. Vous déceliez déjà que certains patients provoquent des contre-attitudes négatives, très difficiles à soigner en institution. Ce que vous expliquez très bien dans votre livre « Pour une psychanalyse de lalcoolisme ». Peu dauteurs ont décrit ces phénomènes.
AM : Cest ce qui fait que mon bouquin sappelle : « Pour une psychanalyse de lalcoolisme », et non pas : « Psychanalyse de lalcoolisme ». Les gens me disent : « Tu as écrit un bouquin sur lalcoolisme ». Mais non ! La preuve, le livre se vend toujours ; jai encore reçu quelques centaines deuros de droits dauteur, et il est vente depuis 1973. Cela ma beaucoup plu, et même ému.
NG : Alors, que retenez-vous de cette pratique ?
AM : [soupire] Ce nest pas séparé de moi. Jai été imprégné de tout cela. Je me suis lancé dans la psychiatrie tout à fait par hasard.
KD : Comment pouvez-vous dire ça ?
AM : Parce que cest vrai ! Mais vous avez raison de douter, ça va me remettre en marche. Jétais intéressé parce que javais un curé qui sappelait Pierre et que jai bien connu à lépoque où jétais dans un collège religieux. Jai discuté avec lui, on est devenus très amis. Et lui, le premier, il ma parlé de la psychanalyse, il en était très proche, il allait aux soirées de Maryse Choisy, où je suis allé une fois. Cétait formidable Il y avait Bunuel qui présentait un film, et après il y avait les psychanalystes qui intervenaient chaque fois que Bunuel disait une phrase extraordinaire: ridicules. Cétait la bande à Maryse Choisy. Moi, ça ma amené jusquau baccalauréat. Dans la matière à option jai présenté « Lintroduction à la psychanalyse », Jétais tombé sur ce bouquin qui mavait paru merveilleux. Jen ai toujours lexemplaire avec les traits soulignés, il mavait vraiment frappé.
KD : Déjà vos premiers fragments ?
AM : Mes premiers fragments Il y avait un autre fragment, un rêve envoyé par un de mes amis. Javais joué à linterprète ! Passons, arrivons après le bac, première année, deuxième année, troisième année de médecine, la médecine mennuie. Je lai faite uniquement parce que mon père, sur son lit de mort, en 1950, mavait fait promettre de faire médecine. Ma grand-mère et ma mère my poussaient aussi. Ma mère avançait un argument pas idiot : « Écoute, toi tu ne supporteras jamais dêtre sous les ordres de qui que ce soit, il faut que tu sois ton maître ». Elle avait parfaitement raison. Là, jai passé une année un peu schizophrène, je faisais la noce, et puis un jour jétais un peu inquiet, jai dit : « Ça ne va pas ! ». Mon patron, un type merveilleux, un hématologue, qui ma dit : « Allez voir ce psychiatre, cest un type très bien ». Je suis allé voir ce psychiatre comme client, et il prenait des notes sur ce que je disais. « Écoutez, moi, je suis fou de Rimbaud ! ». Effectivement jétais déjà fou de Rimbaud, javais les poèmes de Rimbaud qui étaient épinglés au mur. Ça lui a plu, et il ma dit : « Non, ne faites pas une analyse ! Vous allez en avoir pour des années. Non ! Ce que vous allez faire, cest que vous allez préparer linternat des hôpitaux psychiatriques. Ca va être très bien ! ». Je me suis lancé là-dedans, et une fois de plus, le hasard ne ma pas facilité la vie: le jour de lépreuve, je nai pas encore 23 ans, jai eu la meilleure note de tout linternat ! Moyennant quoi, je me suis retrouvé parmi les premiers qui avaient une chance de passer à loral Tout ça, vous voyez ? Cest ça, le hasard !
KD : Une coïncidence, parmi bien dautres?
AM : Oui. J'arrive loral, il y avait, outre des psychiatres, un très récent médecin des hôpitaux que javais connu dans le service dhématologie et qui maimait bien parce que jétais celui qui savait disséquer les curs. Moi, jadorais, je passais mon temps avec les cadavres. Ça ma permis dêtre nommé interne à tout juste 23 ans: ce fut lentrée dans le milieu psychiatrique. Après, il y a eu Baruch, et tous les autres dailleurs Puis la période bénie de mon service militaire. Javais refusé daller chez les psychiatres pour éviter lofficier aux trois galons qui allait me casser les pieds, moi avec mon petit galon de médecin aspirant. Je suis allé dans le service de psychologie appliquée, parce que là japprendrai quelque chose. Jai appris effectivement un peu à faire les épreuves, les tâches du Rorschach, que je suis allé présenter après chez Anzieu que jai connu en 1959. J'arrive à la fac en 1960, interne chez Soulairac, dont je suis devenu lassistant. Un monde entier pour moi: je pouvais faire ce que je voulais, Soulairac ne mettant jamais les pieds chez les malades. Lui aussi en avait peur. Donc, cétait moi qui étais chargé de lorganisation clinique du service, ce qui ma beaucoup amusé. Mais assistant nétait rien du tout, il fallait que je passe le concours des Médecins des hôpitaux psychiatriques. La première année, en 1963, jéchoue. Vexé jai préparé le Médicat suivant et jai été major ! Cest ma vie, ça ! Des tas de choses qui senclenchent, qui sorganisent. Trois ans après, jai démissionné, ayant découvert la psychanalyse et lexercice de la psychanalyse, grâce à Shentoub, avec qui on avait beaucoup travaillé. Jétais entré dans lInstitut et déjà membre. Cest là où jai tourné définitivement la page de la psychiatrie.
KD : Vu lévolution de la psychiatrie, vous ne devez pas avoir beaucoup de regrets.
AM : Ah non ! Jen ai assez vu ! Je me suis dit tout simplement: impossible le matin dinterner des gens, de leur donner des médicaments, de leur interdire les sorties, et laprès-midi être écoutant, être un psychanalyste qui nintervient pas. Cétait tellement à lopposé de la démarche psychanalytique, dans laquelle javais trouvé mon aise. Jai démissionné du Médicat, démission de lInfirmerie du Dépôt. Au revoir Soulairac et entrée dans la SPP.
Pratique du psychanalyste de Mijolla
NG : Il y avait deux options à lépoque. Celle que vous avez prise - séparer radicalement un exercice de cabinet dun exercice à lhôpital, là où dautres essayaient de combiner les deux exercices. Comment peut-on passer dun registre à lautre ? Vous, vous dites que ce nest pas possible ?
AM : Absolument ! Pour moi cest un exercice impossible.
NG : Quand des penseurs comme vous séloignent de linstitution, la psychiatrie perd. Des livres comme le vôtre ou celui dAndré Green et Jean-Luc Donnet, « Lenfant de ça », qui tentent dappréhender les pathologies au-delà de la névrose avec une pensée analytique, ne sécrivent pas tous les jours.
AM : Je ne dis pas que ce soit évident. Les alcooliques étaient des malades internés et avaient toute la pathologie de linternement. Les cas que Shentoub voyait étaient choisis par les internes et lui étaient présentés en public dans le cadre de Sainte-Anne. Personnellement, je ne me voyais pas avec la possibilité, la souplesse mentale, dêtre un psychiatre prescripteur le matin, et un analyste écoutant laprès-midi. Ce nétait pas possible ! Même si jai quand même reçu un certain temps des patients qui étaient psychotiques et des alcooliques que je nai pas traités par une psychanalyse. Parce quune psychanalyse, cétait le divan.
NG : Comment aménagiez- vous ce travail alors ?
AM : Je peux vous dire que les patients vous amènent à des sentiments, en vous ! Cest votre contre-transfert, que vous devez essayer de vous présenter, de clarifier. Vous avez, à ce moment-là la pensée psychanalytique qui vous permet de le penser. De la même façon la pensée analytique vous permet de recevoir des patients, et soit de les allonger, soit de les voir en face à face Cela dépend. Mais ce sont deux choses différentes. Dans lune, cest une analyse. Pour moi, il ny a pas de psychanalyse hors le fait dêtre allongé. Et vous avez, à côté de cela, des tas de gens qui ont des pathologies et ont surtout, au départ, un recul. Jen ai connu certains qui, au bout dun moment, avaient accepté dêtre allongés ; mais il ny en a pas eu tellement. Ceux-là, je les voyais et je leur disais : vous faites une psychothérapie chez un analyste, vous ne faites pas une psychanalyse, tant quils restaient en face à face. Je repense à une histoire très émouvante, dune jeune patiente, 21-22 ans, schizophrène, que jai vue pendant un moment en face à face. Et puis, à un moment, ça sest arrêté, je ne sais plus pourquoi. Cest forcément moi qui ai dû jouer dans léloignement. Un an et demi plus tard, on frappe à ma porte. Cétait des policiers, ils mont dit : « Bonjour, Docteur de Mijolla ? Tenez, on a ça pour vous ! ». La patiente sétait jetée sous un train et jétais la personne à qui elle avait écrit des adieux. Jétais donc la personne qui avait compté pour elle. Ça, cest un souvenir qui me fait mal quand jy pense
NG : Comment posiez-vous lindication danalyse ?
AM : Quand vous recevez quelquun, vous lécoutez. Et vous voyez si ce quelquun nest pas seulement dans son symptôme mais dans la recherche de quelque chose dautre. Alors là, cest une question dintuition ! Les patients, je les voyais toujours une première fois gratuitement. Puis une deuxième fois, et à la deuxième fois je refaisais le point avec eux Quest-ce que vous pensez dune cure psychanalytique ? Cela se faisait à la deuxième visite, mais cétait toujours à partir de ce processus de réflexion sur ce qui sest passé. Nacht disait : « Les analystes, cest ceux qui ont le « pif », les autres font semblant ». Et cest vrai ! Cest quelque chose que vous pouvez difficilement expliquer, ce que vous ressentez. Ça fait partie des phénomènes qui sont toujours difficiles à expliquer et à théoriser Vous sentez quelquun qui est comme vous, que vous sentez proche de vous. Je pense que cest peut-être ça, le « pif ». Quelquun que vous sentez, compréhensible par vous.
KD : Compréhensible par vous, cest une formulation un peu surprenante non ?
AM : Oui, mais pour quil soit compréhensible par vous, il faut quand même quil y ait des liens.
KD : Il y a peut-être de lidentification, et comme elle est inconsciente, on la sent et on la nomme « pif », sans savoir vraiment ce que cest.
AM : Oui, mais cette identification devient « pif » lorsquelle aboutit à une décision danalyse, parce quau départ, lidentification est simplement : on explore un terrain, et on va en parler. Mais pour que cela se solde par une analyse sur le divan, cest plus quune identification
NG : Votre analyste, Conrad Stein, disait plus ouvertement que les moments où lanalyse avance sont les moments où lauto-analyse de lanalyste avance Cétait lun des rares à ladmettre.
AM : Mais lui, cétait vraiment un psychanalyste, parce que il a continué toute sa vie, alors que moi, jai abandonné Aujourdhui, je ne crois plus à la psychanalyse
La fin de la psychanalyse ?
KD : Justement, on parle beaucoup de la mort prochaine de la psychanalyse, et jallais vous demander votre sentiment là-dessus.
AM : Moi, je nai pas de sentiment, parce que je suis incapable dexpliquer cela : je veux simplement dire que la psychanalyse, aujourdhui, nest plus ce quelle a été. Jy tiens par des petits trucs du passé, mais cest tout. Je ne crois plus à des traitements psychanalytiques. Je crois à une cure psychanalytique parce que jappelle cela une rencontre. Si vous rencontrez quelquun et si vous continuez à le voir et à le rencontrer, cest peut-être là que lon a trouvé comme un langage commun des théories psychanalytiques. On est ensemble, on se rencontre, mais en même temps, on nest pas ensemble. On résiste à la fusion grâce à la cure psychanalytique. Cest peut-être de cette façon que je peux expliquer ce que je pense ! Mais là, vous me poussez dans des chemins
KD : Il faut toujours penser laprès
AM : Jai toujours dit : « La psychanalyse mourra ! ». Je lai dit il y a trente ans, jétais encore membre titulaire. Jai dit que la psychanalyse est amenée à mourir en tant que telle parce quelle sera recréée par un groupe ou une personne qui aura compris lastuce, ce que Freud avait compris et appliqué dans toutes les sciences de son époque. La psychanalyse nest pas tombée dun seul coup du ciel ! Jai toujours pensé quil y aurait, peut-être, un jour, un groupe ou même un autre homme qui arriverait à faire une autre théorie Et donc, la psychanalyse serait définitivement enterrée. Je crois que la psychanalyse ne peut plus se maintenir, ne serait-ce que parce que les conditions sine qua non pour quelle se réalise, voulues par Freud, ne sont plus applicables aujourdhui.
NG : Ce que Freud nommait psychanalyse répondait à des séances de six, puis cinq fois par semaine, longues de 55 minutes. Rythme qui sest vu modifié à des séances de trois fois par semaine et dune durée de trois quarts dheure. Aujourdhui, nos jeunes collègues ont du mal à trouver des patients. Est-ce quon va arriver à appeler analyse des cures à deux fois par semaine?
AM : Pour moi, non, cest de la psychothérapie. Freud était au départ un psychothérapeute lui-même. Il est devenu psychanalyste plus tard, après avoir découvert linconscient. Dans les « Etudes sur lhystérie », il emploie la psychothérapie. Il travaillait comme nous maintenant Simplement, je nai pas le génie den tirer des conséquences.
KD : La marche du temps me laisse à penser que les choses finissent toujours par séteindre. Certes avec un renouveau derrière, comme vous le disiez. Pour autant jai encore la naïveté de penser que la psychanalyse, la pensée psychanalytique, garde un caractère indispensable.
AM : La pensée de Freud Cest ce que jai écrit plusieurs fois. Il faudrait que vous remplaciez dans votre réflexion le mot « psychanalyse » par « la pensée de Freud ».
KD : Oui ! Une pensée en mouvement et qui nest pas une fin en soi. On retrouve là les questions du doute et de la rencontre.
AM : Jai justement appelé toutes mes réunions : « Les rencontres ». Cétait très important pour moi que des gens de milieux différents se rencontrent. De la même façon, je pense que si jai des patients qui continuent de venir me voir, au bout de vingt ans, régulièrement, cest parce que je suis la rencontre unique. Ils ont, là, pendant trois quarts dheure, une rencontre unique avec moi, quils connaissent bien, lanalyste qui va écouter leur discours. Je pense à un exemple où je suis la seule personne du monde extérieur qui sait de la personne quil est homosexuel. Il a fait toute sa carrière politique en se barricadant absolument. Tandis que chez moi, il la toujours dit. On a des rencontres comme ça.
NG : Si on dit « la pensée de Freud », et sil y a des gens qui la pensent comme vous la pensez, alors elle continue à exister.
AM : Sûrement, parce que moi, je vais mourir Après, ou bien les gens ne la connaîtront jamais, ou bien ils linterpréteront comme en musique. Un jour, Mozart meurt ! Mais tous les chefs qui ont interprété un morceau font que ça reste vivant. Mais ce nest plus du Mozart. Mozart lui-même ne reconnaîtrait plus rien des interprétations de son uvre.
NG : Lidentification est la notion qui vous a animé et fait travailler, penser. Est-ce que vous pouvez penser à dautres collègues, qui se sont trouvés dans dautres notions, comme vous ? André Green a travaillé sur le tiers puis sur le négatif, Winnicott sur le transitionnel, est-ce que vous avez dautres auteurs, comme ça, en tête ?
AM : Non ! Moi, je nai jamais lu tout cela. Je nai jamais lu que de petits extraits de Green.
KD : Que du Freud, alors ?
AM : Pratiquement Ce qui fait que, quand je lis un texte je dis : « Ah, oui ! Il dit ça, oui, cest intéressant ».
KD : Mais, au fond, cest vrai, il y a beaucoup de gens qui ont limpression de connaître Freud, pour être passés par dautres lectures.
AM : Absolument, les lacaniens en sont un exemple caricatural. De toute façon, je nai jamais pu lire Lacan. Conrad Stein, je lai lu, surtout au début parce que cétait mon analyste. Je rends hommage à « Lenfant imaginaire ». Mais à partir du moment où on est arrivés à la fin je nen ai plus lu un mot !
KD : Mais pour quelle raison ne lisez-vous pas en dehors de Freud ?
AM : Parce que dans la vie, moi, je préfère les choses vivantes : la musique, le théâtre, le cinéma Des choses qui bougent plutôt que des commentaires. Cest pour cette raison que je nattache pas beaucoup dimportance non plus à ce que jai écrit.
KD : Cest un mouvement, tout comme celui de la psychanalyse.
AM : Exactement !Bibliographie dA. de Mijolla
Les Visiteurs du moi, fantasmes d'identification, Paris, Les Belles Lettres, 1981, rééd. 1996.
Les mots de Freud, Paris, Hachette,1982, rééd. Les Belles Lettres, 1989.
Freud, fragments d'une histoire, Paris, PUF, 2003.
Préhistoires de famille, Paris, PUF, 2004.
Freud et la France, 1885-1945, Paris, PUF, 2010.
La France et Freud T.1 1946-1953, Paris, PUF, 2012.
La France et Freud T.2 1954-1964, Paris, PUF, 2012.
Freud, Paris, La Boétie, coll. « 100 questions sur », 2014.
Sabina, la « Juive » de Carl Jung, Paris, Pierre Guillaume de Roux, 2014.
Pour une psychanalyse de l'alcoolisme, avec Salem Shentoub, Paris, Payot,1973, rééd. Payot-poche, 2004.
Psychanalyse, avec Sophie de Mijolla -Mellor, Paul-Laurent Assoun et Raymond Cahn, Paris, PUF, 2008.
(Direction) Lévolution de la clinique psychanalytique, Paris, PUF, 2001.
(Direction) Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Fayard/Pluriel, coll « Grand Pluriel », 2002, rééd. Hachette, 2013.Résumé :
A laube dune nouvelle étape de son parcours de clinicien et décrivain de Mijolla se livre librement sur sa vision de psychanalyse. Dans cette rencontre Alain de Mijolla narre son parcours psychiatrique puis psychanalytique et développe sa manière de créer des notions cliniques opérantes. Lidentification est une notion centrale de son uvre et il létudie aussi bien comme clinicien que comme historien de la pensée de Freud. La deuxième notion de transmission intergénérationnelle, quil oppose à lidée de transgénérationnelle, fait partie de ses travaux et recherches notamment celles sur Rimbaud et la généalogie de Freud.Mots clés :
Identification, transmission intergénérationnelle, histoire, psychanalyse, biographie.Key Words :
Identification, intergenerational transmission, history, psychoanalysis, biography.